Peter Shapiro souligne la portée subversive d'un mouvement - la disco- né à New York en réaction à l'esprit de sérieux du rock.

Au début des années 1970, la crise économique ravage New York, le centre-ville est déserté par les classes aisées, la promiscuité sociale installe incertitude, angoisse et violence dans la Grosse Pomme, qui ressemble furieusement à un trognon rongé par les desperados et les freaks.

Le terrain est propice à un sursaut de plaisir effréné, ce sera la disco, musique de l’extase plutôt que de l’amour, de l’oubli de soi plutôt que de la survie. Des soirées dans des lofts, puis dans des hangars désaffectés s’organisent, où des Afro-Américains confectionnent eux-mêmes les boucles musicales du vertige progressif. En réarrangeant des morceaux déjà existant pour les aiguiser et les allonger, ces docteur Faust du climax leur donnent une aura charnelle et une sensation d’extase infinie dont la radicalité vibre au diapason de la radicalité de la vie urbaine.

Les premiers DJ’s arrivent, isolant les breaks de batterie de James Brown et tous les passages les plus excitants de certains titres de funk ou de soul pour les aligner ad libitum. L’idée est simple : rien que du plaisir étiré à l’infini, pas de temps mort et la sexualité suivra dans cette hyper festivité célébrée dans des clubs plus décadents qu’une orgie mise en scène par Pétrone. Le chant se transforme en gémissement orgasmique sur des morceaux en suspens symphonique pendant vingt minutes. La disco devient finalement une forme de vide plus radical et plus équivoque que le punk.



Le généreux Peter Shapiro retrace avec une précision gouailleuse la genèse de cette musique à deux tête – la Northern Soul anglaise pour la face européenne et la soul de Philadelphie et les DJ’s new-yorkais pour le profil américain. Mais le plus étonnant dans la disco est l’avènement de son mouvement bien avant sa musique. Les minorités sexuelles assoiffés de plaisir et tous ceux qui voulait passer du bon temps la nuit de façon non raisonnable réclamaient une musique qui n’existait pas et qui était fabriquée de manière artisanale avec un magnétophones, du ruban adhésif et des ciseaux, des années avant que les producteurs suivent et publient enfin des productions originales. Pour ouvrir ainsi la voie aux starlettes scintillantes du genre et qu’advienne le règne de la madone pornographique Donna Summer avec l’obsédant "I Feel Love", son rythme vil et éthérée, et ses râles sexuels si froids et désincarnés. Ils allaient hisser la disco dans un entre-deux et une ambiguïté jamais levés.

Depuis, son mystère reste intact mais son insouciance a disparu à jamais. Car la disco a été un mouvement en apesanteur, très difficilement identifiable. Ses artifices et son aura de pacotilles se voulaient irrécupérables par leurs créateurs. Il s’agissait en effet avant tout d’une réaction à la componction du rock, enfermé dans sa suffisance et son culte de la personnalité. Les producteurs de New York, comme Bob Blank, rejetaient avec moquerie toute cette imagerie du poète mystérieux et incantatoire, le puritanisme et le messianisme du rock ainsi que son conservatisme discret mais tenace. La disco inversait toutes ces valeurs et célébrait le sexe, la provocation, le monde ultra technologique, la production de masse.

Cette démarche très pernicieuse était la plus retorse pour saper les bonnes valeurs acceptables, qu’elles soient libérales, matérialistes ou révolutionnaires. C’est bien ici que la disco devient vraiment passionnante et plus cinglante que la plupart des contre-cultures underground. Son rire et son obsession de la fête résonnent comme un cri et une vengeance face à l’esprit de sérieux des grandes âmes creuses qui montraient le droit chemin. Cette innocence doublée d’ironie, cet hédonisme frivole et sardonique ne pouvaient pas durer indéfiniment.

La fin des années 1970 sonnerait le glas de cette société du pas de côté, du pivotement incessant entre soif d’argent et de réussite et crédibilité artistique visant à défricher le futur. Arthur Russell, dernière figure majeure du genre et la plus étrange, allait clore majestueusement l’aventure en croisant la disco avec la musique contemporaine pour créer un univers très déconcertant, encore sautillant mais envahi par le froid des années 1980 qui allait tuer définitivement cette quête de la démesure et ce refus salutaire du pathos


* Cette chronique a paru dans le numéro 49 (octobre-décembre 2008) de la revue Mouvement (en kiosques depuis le 26 septembre).