Nicolas Demorand a les honneurs d'une page de portrait dans le Monde, intitulé "Nicolas Demorand entre deux ondes", sous la signature de Béatrice Gurrey. Extraits :

D'authentiques alpinistes affalent le portrait géant de Nicolas Demorand, accroché au flanc de la Maison de la radio, fin septembre. Des kilomètres de corde, des dimensions à faire pâlir Narcisse : 38 m de haut sur 8 m de large. Demorand, 37 ans, journaliste vedette du "7/10" sur France Inter, a de la hauteur, de la surface. Entre les plis de la bâche à terre, on voit encore son oeil noir et son faux air d'Orson Welles. Puis tout est roulé. Rideau. Il rigole en pensant que ce serait une sacrée nappe de pique-nique.

Ce n'est jamais que la fin d'une campagne de publicité et peut-être la fin d'une époque. Il peut désormais passer sans raser les murs : le journaliste se disait gêné de croiser chaque jour son effigie sur 300 m2. Demorand n'est pour rien dans le culte de la personnalité qui a saisi les médias audiovisuels, ni dans le mercato économique qui s'ensuit. Il est juste tombé dedans comme les autres, avec un peu plus d'embarras.

En ce moment, tout va vite pour lui. "Avec la télé privée, vous dites oui ou non, mais c'est réglé. Il y a une rapidité, une simplicité." Il a dit oui à i-Télé pour animer un journal d'information entre 18 heures et 20 heures, après l'échec de négociations avec France 2 pour un magazine culturel. Sur le coup de 5 heures du matin, dans son petit bureau encombré, Nicolas Demorand jure qu'il va se faire tatouer dans le dos la première phrase d'A la recherche du temps perdu : "Longtemps, je me suis couché de bonne heure."

Couché comme Proust et levé comme un moine. A 7 h 07, les premières feuilles du conducteur de l'émission tombent en virgules dans la corbeille à papier du studio. A 10 heures, elles la remplissent. A 15 heures, après une courte sieste, il est déjà devant i-Télé en train de fumer sa 25e cigarette. A 18 heures, il prend l'antenne avec Maya Lauqué pour un journal d'information avec interviews et débats. Au total, il assure cinq heures de direct par jour. A 21 heures, il dort.

Evidemment, à ce rythme-là, il n'a pas le temps de faire grand-chose d'autre. Pas le temps de voir les films qu'il annonce à l'antenne. Pas le temps de faire un reportage dans la vraie vie. Pas le temps de voir sa fille de 1 an, Nathanaëlle, en semaine. Pas le temps de vivre avec sa compagne. Pas le temps de musarder. Juste assez pour engloutir quelques livres et réfléchir à la prochaine émission, à ses invités, à sa chronique de 7 h 24.

Son meilleur ami, Ali Baddou, juge cette vision simplette. "C'est ma vie depuis un an, donc c'est faisable", tranche-t-il. Les deux garçons furent condisciples en classe préparatoire au lycée Henri-IV. Baddou a succédé à Demorand sur France Culture, où il anime la matinale de 7 heures à 9 heures. Le soir, il officie sur Canal+. "Le recul, ce n'est pas une question de temps. C'est une manière de réfléchir. Nicolas est suffisamment inquiet pour interroger ce qui, sur les autres, produit un effet de sidération."

Tous les matins, ils s'appellent. "Je t'embrasse", dit Demorand. Il embrasse les hommes aussi pour de vrai, comme un Méditerranéen. Sa mère, Jacqueline, est née à Oran, dans "le tout petit peuple pied-noir". Avec Baddou, ils ont encore en commun d'avoir un père diplomate et une enfance expatriée. Au gré des postes du consul Demorand, le jeune Nicolas a vécu à Boston, Tokyo, Rabat, Bruxelles... "Un gosse solide. Beaucoup bouger, cela peut déstabiliser des natures fragiles. Lui, ça l'a renforcé", juge Catherine Demorand, sa soeur aînée. A Tokyo, raconte cette sculptrice, il parlait couramment japonais, traduisait tous les panneaux pour leurs parents. C'est son frère Sébastien, journaliste de radio lui aussi, qui lui a ouvert la voie professionnelle.

Dans toutes les langues, celle de Nicolas Demorand fut bien pendue. Il a réponse à tout. Les films, il peut les voir "en DVD". Les reportages, il n'aime pas trop les faire lui-même. Il préfère "la fonction de présentateur, en travaillant l'articulation entre analyses, interviews, sujets". Il appelle cela "un dispositif hybride de qualité". C'est la combinaison du tout qui permet "de produire un regard complexe, à défaut d'être complet". Si décalage il y a entre le monde réel et celui dans lequel il vit, il a encore un argument : "Mes parents viennent d'un milieu extrêmement modeste. Je n'appartiens pas à la grande bourgeoisie, aux héritiers, à la connivence sociale."

Son père, dit-il, est un "miraculé scolaire" qui a commencé par un "très petit concours de la fonction publique". Lui en a réussi un très grand, l'Ecole normale supérieure. Sans affectation, il précise : "Ce n'était pas Ulm, mais Fontenay-Saint-Cloud." En terminale, il arrive parmi les trois premiers au concours général de français. A l'ENS, il est quatrième. Demorand mère donne la recette, d'une voix charmante : "Travail acharné et renoncement. On ne danse pas. On ne va pas dans les soirées." Quand le normalien se présente dans un institut privé de préparation à Sciences Po, sa copie de philo impressionne tant... qu'on l'embauche comme prof. "Ce qui me permet d'accéder à un monde qui n'est pas le mien, c'est ma force de travail. Je n'ai rien d'autre", dit-il.

Montesquieu a encore raison : "Un homme qui n'a pas les qualités d'un général à 30 ans ne les aura jamais." Demorand fait depuis sept ans "ce que l'on peut rêver de mieux en radio, la matinale". Il sait que, normalement, c'est un poste de maréchal. Il y fait preuve d'une aisance de vieux routier. Même s'il perd parfois en impertinence ce qu'il a gagné en notoriété.

Comme il n'aime pas "faire tourner les rentes", il est concentré sur un nouvel effort. En télévision, "j'ai des choses à apprendre, à tenter", dit-il. Frédéric Schlesinger, directeur délégué de France Inter, laisse pointer une inquiétude : "La télé, ça attire les jeunes gens. Evidemment on préférerait une exclusivité, mais l'important c'est que Nicolas ne soit pas frustré." Schlesinger note que sur Inter, l'animateur parle à "plusieurs millions d'auditeurs par minute", tandis qu'à la télévision "il s'adresse à quelques milliers d'auditeurs de CSP +++".

Ce n'est pas cela qui importe au dévoreur Demorand qui bosse avec jubilation - en avouant " un rapport compulsif au travail". C'est de dompter cette nouvelle machine aux canons si différents de la radio. "On est dans un monde d'impatience, mais je crois qu'il aura la capacité de donner du temps au temps", juge Thierry Thuillier, le directeur de la rédaction d'i-Télé. Il plaisante à demi : "Il sera un vrai homme de télé quand il aura plaisir à mettre sa veste et sa chemise. Il était une voix, il va devenir une image." Demorand sait aussi qu'il ne pourra pas éternellement mener toutes ses vies à la fois. Et que Chronos, le temps, a dévoré ses enfants.