Préfacé par Marc Ferro, ce numéro de la revue Hermès est le pendant comparatiste et international de l'ouvrage collectif franco-français Les Guerres de mémoires. Il comprend une série d'études de cas passionnantes qui permettent d'évaluer les variations dans les luttes mémorielles d'un pays à l'autre. Ces brefs articles prouvent que l'articulation entre les médias, les États, le travail des historiens et la constitution d'une mémoire collective ne se joue absolument pas sur le même mode ou selon la même tonalité en Allemagne, en Australie, au Japon ou encore au Chili. "Ici, un élément important entre en jeu  : chaque pays, chaque culture, chaque événement produit ses propres rythmes mémoriels, ses définitions de ce qui est mémoire, de ce qui est histoire ou représentations"   . Alors qu'en France, la plupart des débats actuels tournent autour de la "concurrence des victimes" et de la "repentance", ailleurs l'oubli est parfois de mise. En Pologne, les monuments de la période communiste sont détruits, les noms de rues changés, la mémoire purifiée. Mais beaucoup, visés par la loi radicale de "lustration"   votée en 1997, puis étendue au printemps 2007 aux enseignants, universitaires, journalistes et élus des collectivités locales, invoquent le "droit à l'oubli". En Australie, le 13 février 2008, le Premier ministre Kevin Rudd a présenté ses excuses aux aborigènes, au nom du Parlement et de la Nation, afin de "tourner la page". La mémoire retrouvée et ravivée ouvre en effet la boîte de Pandore. Il est donc fréquent que les pouvoirs en place tâchent de fixer l'identité nationale tout en limitant les débats sur les responsabilités du passé. À chaque guerre de mémoire, c'est une guerre civile froide et fragmentée qui se profile. 

 

Le découpage judicieux en trois ensembles d'études de cas, l'un autour des colonialismes et de leur mémoire, un deuxième autour de la fin des dictatures (Espagne, Chili, Pologne, Russie), un dernier autour de la Shoah et des génocides ultérieurs (Rwanda, Aborigènes d'Australie), permet de saisir des situations différenciées, dépendantes de passés et de présents socio-politiques originaux. L'ensemble est tout de même fédéré par une interrogation constante sur le rôle des médias, et plus largement sur les nouveaux véhicules de la mémoire : "monuments, musées, chansons, films, noms de rues, lois, sont ici envisagés comme un 'arsenal' à la disposition des 'guerriers' de la mémoire"   . Le cinéma a la part belle. On pense spontanément aux films relayant et racontant la guerre du Viêt-Nam, mais la chronologie en est peut-être moins connue. Marjolaine Boutet précise que Voyage au bout de l'Enfer (1978) et Apocalypse now (1979) constituent de véritables hapax dans une production cinématographique qui, dans les années 1970, exploite surtout le "stéréotype de l'ancien combattant ultra-violent"   . En ce sens, le premier Rambo s'inscrit dans cette tradition visuelle et narrative mais rompt avec, puisqu'il illustre les difficultés de réinsertion auxquelles sont confrontés les vétérans de cette guerre. La mémoire de celle-ci se trouve largement banalisée dans les années 1990, avec des films comme Forrest Gump (1994) mais, indéniablement, la guerre en Irak a révélé et réveillé le trauma. 

 

 

Certains films ont d'ailleurs établi le parallèle entre les deux conflits ouvrant les plaies du nationalisme et de la démocratie américaine. En Inde, le cinéma s'est  affirmé comme le vecteur d'un nationalisme revigoré, post-colonial. Mais les partis pris sont extrêmement divers et on ne saurait réduire le cinéma indien aux seules productions bollywoodiennes. Les subaltern studies ont ainsi privilégié les anonymes, les oubliés de l'histoire qui néanmoins portèrent la nation indienne. La conclusion que donne Catherine Servan -Schreiber est particulièrement frappante : cinéma britannique (du colonisateur) et cinéma indien (de colonisé) se rejoignent sur nombre de thèmes. Les deux mémoires sont incontestablement interdépendantes. "Désormais, les mémoires 'cinématographiques' sont en partage, mondialisées, entrecroisées"  

 

Les luttes, néanmoins, continuent et toute tentative d'officialisation, d'institutionnalisation et d'homogénéisation de la mémoire nationale est appelée à se confronter aux oppositions les plus vives. Nous ne retiendrons que deux cas, exemplaires de ces conflits politiques et sociaux, à charge pour le lecteur de découvrir les autres situations, celles qui l'intrigueront davantage encore. En Espagne, la récente Loi sur la mémoire historique, approuvée le 1er novembre 2007, réhabilite les victimes républicaines du franquisme, mais suscite un certain nombre de blocages du côté du Parti populaire, qui s'oppose à l'exigence de réparation de ces victimes et à l'excavation des fosses communes destinée à donner une sépulture digne aux personnes mortes et assassinées pendant la guerre civile, et du côté de l'Église catholique. Les dirigeants politiques de droite et les évêques, soutenus par le Vatican, en appellent à un droit à l'oubli. Les travaux des historiens restent donc pour le moment isolés et la nouvelle loi trouve encore peu d'échos. En Pologne, le régime communiste a laissé d'importantes séquelles politiques et psychologiques. Dans une optique d'épuration de la mémoire, la loi de "lustration" oblige les fonctionnaires, mais aussi plus récemment journalistes ou prélats, à faire leur auto-critique, à justifier leurs activités durant la période communiste. La vague de protestations a été telle, au printemps 2007, que la Cour constitutionnelle a éliminé certaines dispositions de la loi. Que le monument consacré aux "Héros de l'étendard rouge" ait été, au cours d'un happening, repeint et dédié à Jimmy Hendrix, constitue l'indice d'un changement sociétal. Mais l'éradication légalisée de tout un passé révèle, elle, les excès d'un État purificateur des consciences. 

 

Cet exemple renvoie en fin de compte à la question fondamentale de la place de l'État dans les processus collectifs et nationaux de mémorialisation du passé. L'article stupéfiant de Nicolas Bancel et Thomas Riot sur le cas rwandais montre que les reconnaissances officielles (étatiques) sont loin d'être inutiles. Après 14 ans d'occultation du rôle  joué par la France dans le conflit meurtrier entre Tutsis et Hutus, la vague journalistique portée par Le Monde au début, puis La Croix, et Pierre Péan plus récemment   , qui défendait la thèse ethniciste d'un conflit opposant deux "tribus" que tout destinait à s'entretuer, il n'est pas interdit d'espérer de la part de la diplomatie française, et plus largement du pouvoir exécutif, la reconnaissance symbolique du génocide ainsi qu'un retour critique sur le rôle de la France. De là à légiférer, il y a un pas que nombre d'historiens ne souhaitent pas voir franchi. On se référera en ce sens au petit essai de Pierre Nora et Françoise Chandernagor (Liberté pour l'histoire) sur la spécificité française qui consiste en une multiplication, depuis une vingtaine d'années, des lois dites "mémorielles". Celles-ci encouragent les revendications et les exigences de réparation à l'infini; surtout, elles brident le travail des historiens, dont le rôle est sans doute de laisser ouverts les espaces de discussion sur la mémoire

 

* "Les guerres de mémoires dans le monde", Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson (dir.), Hermès, 52, 2008, 25€

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson (dir.), Les Guerres de mémoires (La Découverte), par Arnaud Fossier.