Comment refaire de la démocratie un "objet de désir" ?

À l’occasion des commémorations du quarantième anniversaire des événements de mai 1968, de nombreux ouvrages ont été publiés qui visaient à en mesurer, à en louer ou à en enterrer l’héritage. L’ouvrage que publie Jean-Luc Nancy qui revient, au moins de façon introductive, sur ces mêmes événements, ne s’inscrit dans aucune de ces catégories. Il soutient la thèse que la date en question n’est compréhensible qu’à mesurer la façon dont s’y dessinait et s’y projetait une sortie du nihilisme, dans laquelle était engagé rien de moins que l’avenir, imprévisible et incalculable, de la démocratie. Penser mai 68 devient ainsi penser la vérité, c’est-à-dire aussi les promesses de la démocratie dans l’horizon de cet effondrement du sens et des valeurs que signifie le nihilisme. Une telle démarche suppose que soit identifié ce qui de la démocratie avait été oublié, avant et après la Deuxième Guerre mondiale, au point de déchaîner contre elle, dans les années 1930, des puissances hostiles, de susciter, dans les années 1950 et 1960, une sourde désillusion et d’entraîner, le 22 mars 1968 et les semaines suivantes, l’éruption sans précédent d’une mise en question radicale. Or ce qui avait été mis de côté, au titre des impératifs et des urgences de l’époque, c’est que la démocratie ne saurait se contenter d’être la "gestionnaire des nécessités", que, loin de se laisser replier sur la forme, l’institution, le régime politique et social qui la définissent, elle n’a de sens et d’avenir que comme "objet de désir".

Tel est son esprit, qui n’est pas étranger à un certain communisme, nous dit Nancy, en tant qu’il consiste à dégager "une vraie possibilité d’être tous ensemble, tous et chaque un de tous" —  communisme, dont il faut ajouter aussitôt que, à l’encontre de ses caricatures, il ne suppose aucun nivellement, aucune équivalence générale des uns et des autres et pas davantage la subsomption de la totalité de leur existence sous la politique. Ce qu’il y a de désirable, en effet, ce n’est pas que la démocratie active ou mette en œuvre un "partage absolu", c’est qu’elle favorise l’émergence de singularités, irréductibles à toute évaluation économique, idéologique ou politique ; c’est que le commun rende possible l’affirmation de chacun — "une affirmation qui ne vaille, précisément, qu’entre tous et en quelque sorte par tous, qui renvoie à tous comme à la possibilité et à l’ouverture du sens singulier de chacun et de chaque rapport"   . Il n’y aura pas de sortie du nihilisme, autrement-dit, sans cette invention et ce partage, par nature infinis, de la singularité de chacun, selon lesquels, en tout sens, "rien ne s’équivaut". Il ne revient pas à la politique de les affirmer, encore moins de les organiser ou de les contrôler, sous telle ou telle figure ou figuration, mais de rendre droit à leur exigence.



Avec ce mot de "communisme" et la question de la singularité, Jean-Luc Nancy, renoue, à nouveaux frais, les fils qui rassemblent, entre autres, La Communauté désœuvrée (1986), La Comparution (1991), écrite avec Jean-Christophe Bailly, Être singulier pluriel (1996) et La Communauté affrontée (2001). Avec l’affirmation selon laquelle elle n’est ni figurable ni figurale, il fait écho à ce qui aura constitué un des fils conducteurs du travail de Philippe Lacoue-Labarthe. Sous le nom de démocratie, c’est alors, par-delà l’appréhension que chacun peut avoir de sa propre mort et l’attachement qu’il porte à sa vie, le partage de l’existence qui entre en jeu — une existence "exposée à son absence de sens ultime comme à son vrai et infini sens d’être". Et le livre de se clore sur une injonction : "Pensons d’abord l’être de notre être-ensemble-au-monde, nous verrons quelle politique laisse cette pensée courir sa chance !"