La biographie de Bernard Crick offre une présentation détaillée de la vie et de l'œuvre de George Orwell, à la fois écrivain, citoyen et être humain.

"Quand un écrivain s'engage dans la politique, il doit le faire en tant que citoyen, en tant qu'être humain, et non pas en tant qu'écrivain." Pourtant, si l’on devait présenter en quelques mots l’auteur de cette citation, George Orwell, cela donnerait à peu de choses près ceci : Éric Arthur Blair (Bengale, 1903 - Londres, 1950) a publié sous le nom de George Orwell deux best-sellers fondamentaux de la pensée politique : La Ferme des animaux (1945), qui peut également être lu par des enfants, et 1984 (1949), dans lequel il invente la théorie du Big Brother.

Le journaliste, essayiste et ancien conseilleur du parti travailliste britannique Bernard Crick a eu de la chance. En effet, il a pu s’étendre confortablement sur plus de sept cents pages pour présenter, raconter, expliquer et commenter la vie et l’œuvre de George Orwell. Comme le cite avec fierté la quatrième de couverture, selon Arthur Koestler, "l'esprit analytique de Crick, associé à sa parfaite connaissance du contexte historique, en fait le guide idéal, permettant au lecteur de suivre pas à pas le chemin tortueux de son paradoxal héros". Le chemin est en effet tortueux pour qui voudrait voir clair en Orwell, chose à laquelle Crick a renoncé dès le départ, laissant volontairement quelques zones d’ombre planer sur son récit.

Mais l’on en apprend néanmoins beaucoup. Son enfance avec un père sans grand intérêt et une mère féministe, absente et aimante à la fois. Sa scolarité, de la prep school, qui l’écœure à vie, au prestigieux Eton. Son service pour devenir sergent dans la police impériale en Birmanie, qui réveille son dégoût du colonialisme. Puis s’enchaînent sa démission et sa décision de devenir écrivain, son séjour à Paris, sa rencontre et son mariage avec Eileen O'Shaugnessy, son engagement dans la guerre d’Espagne puis la Seconde Guerre mondiale, son expérience journalistique pour la publication de la gauche travailliste The Tribune… Jusqu’au double événement de l’année 1945 : la mort prématurée de son épouse et la publication (laborieuse) de La Ferme des animaux. Suivent alors un remariage, son militantisme au sein du Freedom Defense Committee, son remariage avec Sonia Brownell … et son chant du cygne, 1984, publié quelques mois avant sa mort. C’est une riche et brève existence que Bernard Crick nous détaille ici, avec force commentaires contextuels. Sonia Brownell-Orwell joue un grand rôle dans la précision et la véracité du récit de Crick. Outre son témoignage, elle lui confie moult documents qui aideront le biographe à redessiner la personnalité d’Orwell.



Crick nous le rappelle dès les premières pages, George Orwell voulait "faire de l'écriture politique un art à part entière". Il y réussit, chose ironique pour quelqu’un qui avait pris rapidement en horreur la politique, comme le démontre Simon Leys, autre biographe talentueux d’Orwell   . Ce dernier était manifestement trop profondément humaniste pour théoriser véritablement la politique. Il croyait en la défense des opprimés, en la possibilité d’une bonté humaine, motivé par "le sentiment d’une injustice, et l’idée qu’il faut prendre parti". Au lieu de parler à leur place, il n’a pas hésité à s’installer dans les bas-quartiers de Paris ou Londres, et, mieux encore, s’y sentir bien. Ce qui le rend précurseur (jusqu’ici indétrônable) de ce qu’on appelle la politique de proximité. Pourtant, il ne s’est jamais proclamé théoricien et encore moins homme politique. Ne pas passer par les urnes n’est pas obligatoire pour faire entendre sa voix, surtout si elle se révèle vibrante d’altruisme comme celle d’Orwell. Très curieux de rapports humains, c’est leurs qualités comme leurs failles qui ont inspiré ses écrits, des best-sellers comme La Ferme des animaux ou de modestes et touchantes chroniques   . Crick ne s’y est pas trompé. Outre son travail titanesque sur l’homme qui l’a manifestement toujours inspiré dans son parcours, il a créé en 1993 le Orwell Prize. Ce prix récompense chaque année un écrivain politique et un journaliste politique… deux domaines dans lesquels Orwell a excellé, ouvrant la voix à des générations de manifestes nouveaux et enflammés.

Plusieurs éditions ont été nécessaires à Crick pour arriver à ce stade quasiment parfait de la biographie, qui a le talent et la finesse de respecter l’intimité de cet homme honnête qui s’est peu à peu marginalisé, se rendant aisément sujet à moult calomnies. Et qui donne envie de (re)lire ou (re)découvrir George Orwell, avec sans doute plus d’empathie qu’auparavant