Alors que reprend le spectacle Ébauche d’un portrait, réalisé à partir du journal de Jean-Luc Lagarce, nonfiction.fr.fr a rencontré François Berreur, metteur en scène et éditeur de Jean-Luc Lagarce et qui fut l’un de ses plus proches collaborateurs.

 
  

Nonfiction.fr : 2007 était L’Année Lagarce, à l’occasion du cinquantenaire de sa naissance. Cela a donné lieu à un certain nombre de manifestations, de mises en scène, à des colloques qui eux-mêmes ont permis en 2008 la parution de plusieurs ouvrages. Un an après, quel bilan tirez-vous, en tant qu’éditeur, de cette année Lagarce ?

 

François Berreur : L’année Lagarce, c’est un ensemble, et c’est difficile de dissocier les colloques des spectacles. Mais organiser des colloques a permis d’approfondir le regard de beaucoup de gens sur une œuvre qui apparaît au final beaucoup plus construite, beaucoup plus profonde, au-delà du simple fait qu’il y ait des spectacles qui aient bien marché. Et ce regard plus ouvert sur l’œuvre contribue à sortir Jean-Luc Lagarce de la problématique de la maladie et de la mort, en raison du sida. Ca c’est important.

Les colloques ont aussi permis à pas mal d’universitaires de s’engager dans une réflexion, et tous ceux qui ont travaillé dessus ont été très surpris par la richesse et la profondeur de l’écriture.

 
nonfiction.fr : Quelle est la réception de Lagarce à l’étranger ?
 

François Berreur : Il y a de plus en plus de projets. Ronconni, immense metteur en scène en Italie, va monter au Piccolo   deux pièces. Il y a une circulation de ses pièces en Europe, car ses textes sont de plus en plus joués et surtout de plus en plus traduits. Mais dans les pays de tradition théâtrale, comme les pays anglo-saxons ou l’Allemagne, ça marche moins bien.

 

nonfiction.fr : Comment expliquer aujourd’hui, une dizaine d’années après sa mort, cet engouement pour son œuvre ?

 

François Berreur : C’est une œuvre importante (au sens où Lagarce a écrit une vingtaine de pièces) et donc plus les gens la découvrent, plus ils ont envie d’aller voir d’autres spectacles. Le spectacle à la Comédie Française a incroyablement marché, c’était plein pour une œuvre qui entrait au répertoire, avec des débats sur la mise en scène, sur ses choix, par rapport à d’autres mises en scène.

C’est des textes assez ouverts qui laissent une place à l’expression du metteur en scène et à celle des acteurs. Et en ça, c’est une vraie écriture théâtrale. Forte, profonde, qui laisse véritablement la place au théâtre. C’est la grande qualité de son écriture qui devait faire peur il y a quelques années, car on avait l’impression que ça manquait de structure, que Lagarce mélangeait les temps, qu’il n’y avait pas de dialogues précis. Et en fait c’est un peu l’inverse. On a découvert que cette écriture était une magnifique matière théâtrale qui laisse une grande liberté et un grand espace pour des metteurs en scène.

 

nonfiction.fr : Lagarce avait-il lui-même une conception précise de la manière de mettre en scène ses textes ?

 

François Berreur : Comme metteur en scène oui. Mais en tant qu’auteur, il était d’avis que les metteurs en scène font comme ils veulent. C’est l’inverse de Beckett vis-à-vis de ses textes. Il y a ainsi très peu de didascalies dans son théâtre. À partir du moment où on respecte le texte écrit, Lagarce pensait que le reste ne le regardait pas.

 

 

nonfiction.fr : Quelles sont les difficultés particulières à mettre en scène les pièces de Jean-Luc Lagarce ? À lire ses textes, on se demande comment le metteur en scène va s’en sortir avec le tempo et avec la langue.

 

François Berreur : L’appui principal pour travailler une pièce de Lagarce, c’est justement le texte et la langue. La langue produit elle-même des rythmiques, et surtout un enjeu présent. C’est l’intérêt de son théâtre, qui est beaucoup écrit au passé ou qui fait référence à des événements passés et, à première vue, ça n’a pas l’air d’avancer au niveau de l’action. Or malgré cela, Lagarce parvient à créer une relation présente entre les personnages, donc théâtrale, en ce sens qu’il y a véritablement une chose qui se passe sur le plateau. C’est autour de ce qui se passe entre les êtres que son théâtre naît. C’est ça la force théâtrale : on lit le texte, et quand on le voit sur scène, on a forcément une autre approche, parce que tout le présent de son théâtre n’existe que dans la théâtralité, dans la représentation théâtrale elle-même. On avait tendance à vouloir ne représenter que le texte, à croire qu’il suffisait de dire le texte, et c’est pour ça qu’on avait l’impression qu’il ne se passait rien. Alors que quand on le voit sur une scène, il n’arrête pas de se passer des choses, des choses tout à fait présentes entre les êtres, des choses qui ne sont pas dans le texte - ce qui est un peu le principe du travail d’un bon dramaturge. Une bonne écriture théâtrale laisse la place à la présence des acteurs qui crée une autre nécessité, qui raconte des choses qui ne sont pas forcément écrites. Il y a de la place dans l’écriture de Lagarce pour les corps, et je crois que c’est ça sa grande qualité : les corps sont indispensables à la théâtralité de Lagarce.

 
 

nonfiction.fr : On parle beaucoup du caractère intime du théâtre de Jean-Luc Lagarce. Mais certaines de ses œuvres ont une véritable dimension sociale voire politique. (Les Prétendants, Noces, ou encore l’ouvrage Théâtre et Pouvoir en Occident, etc.). Lagarce donnait-il une dimension d’engagement à sa pratique, son écriture ? Ou bien, au contraire, se tenait-il loin de ces questions ?

 

François Berreur : Il y a une ambiguïté sur l’intime. Je ne crois pas que ce soit l’intime personnel ou privé de Lagarce, je crois qu’il faudrait plutôt parler d’un rapport intime au monde. C’est là la grande force. Par exemple le questionnement sur le rapport amoureux, sur la famille est aussi intime que le questionnement sur la barbarie. Il y a ce texte magnifique dans le Journal où il suit le procès Barbie, et où il s’interroge sur la barbarie du monde. Ce n’est pas à dissocier. On peut être dans un rapport intime au monde et avoir des questions politiques, philosophiques. La philosophie n’est pas une chose abstraite chez Lagarce, c’est la question que l’homme se pose par rapport à lui-même dans le monde. Il a dit une chose très belle sur le fait que c’est en étant dans un rapport intime au monde qu’on peut créer un rapport universel au monde. Cette intimité de l’homme dans l’univers, cette intimité du plus petit au plus grand, c’est ça qui fait cette dimension universelle. Et je crois que c’est ce qui fait que Lagarce touche beaucoup le public. Cette intimité qu’on croit lagarcienne au fond est partagée par beaucoup de monde. On le voit dans le rapport à la famille, comme dans Juste la fin du monde. Même si on n’a évidemment pas la même famille, tout le monde se reconnaît dans les problématiques évoquées par Lagarce. 

Dans le fond, ce n’est très original : Lagarce travaille avec des choses très contemporaines sur des grands thèmes antiques : l’absence du père, le départ du fils qui revient dans sa famille, ça fait longtemps qu’on a vu ça.

 

 

nonfiction.fr : C’est aussi, comme vous disiez, cet usage très particulier du langage qui est frappant dans les textes de Lagarce. Qui fait qu’on reconnaît immédiatement un de ses textes. Lagarce lui-même entretenait-il un rapport particulier à la langue, aux mots, au plaisir de parler ?

 

François Berreur : Absolument. Dans ses pièces il n’écrit pas de la même manière que dans son journal, ou que dans ses lettres. Il y a un travail d’écriture, dans une optique très précise. Il y a une grande conscience de l’objet littéraire chez Lagarce. Par exemple, dans le cas de son Journal, on a une matière qui sort directement : 800 pages quasiment sans ratures. Les pièces, en revanche, on a sept ou huit versions. Il y a un travail sur la matière du mot qui est très différent en fonction de ce qu’il écrivait.

 

Il s’autocite aussi beaucoup lui-même. Il y a nombre de choses qu’il a piquées à droite à gauche dans ses pièces. Lagarce pratiquait beaucoup la citation. C’était un esprit très brillant et cultivé, et il avait une forte conscience et connaissance de l’histoire de la littérature. Ce n’est pas du tout un auteur spontané. C’est très référentiel, son écriture. Et il y a en plus toutes les références cinématographiques.

 

nonfiction.fr : Malgré tout ce qu’a de tragique, de terrible, de ravageur l’œuvre de Lagarce, ça reste un théâtre très drôle, plein d’ironie, une manière de dire des choses énormes l’air de rien.

 

François Berreur : Oui, c’est très drôle, mais parce que surtout c’est un théâtre vivant. Lagarce était quelqu’un de très drôle. Dans le rapport à l’autre, chez Lagarce, il y a ce plaisir de la communauté, de la conversation, ce plaisir d’être avec l’autre. Et chez lui ça passe par l’humour. Les mots sont la vie. Les mots sont là pour donner la vie. C’était quelqu’un qui s’animait énormément en parlant, un grand bavard.

 

nonfiction.fr : Dans le spectacle Ébauche d’un portrait, en réduisant les centaines de pages de son journal, quelle image avez-vous voulu faire apparaître de Jean-Luc Lagarce ?

 

François Berreur : J’ai cherché à montrer tous les aspects de sa personnalité, en dehors des clichés, en dehors de l’image qu’on pouvait avoir de sa personnalité à partir de Juste la fin du monde. On a retenu des moments emblématiques, et les gens rient beaucoup, car il y a dans son Journal beaucoup d’humour sur soi, sur les autres, sur le monde.

 

nonfiction.fr : Lagarce avait-il conscience d’être un écrivain qui allait compter, qu’il écrivait une œuvre singulière, puissante ? Pensait-il à la postérité ?

 

 

François Berreur : Pas plus qu’un autre, mais oui, évidemment. Je vous renvoie au Journal, dans lequel il y a plein d’exemples où Lagarce s’adresse directement à la postérité. C’est le rêve secret de tout écrivain qui a une ambition littéraire, de défier le temps, et le temps dans la littérature. Et c’est peut-être d’autant plus vrai pour un auteur de théâtre, sa parole est vivante en dehors de son propre corps, et même après sa disparation, il continue de parler. Et Lagarce joue beaucoup là-dessus, sur le rapport à la mort, sur le fait d’être vivant dans un espace qu’on sait n’être pas forcément un espace réel.

 
nonfiction.fr : Le président de la République se serait emmerdé à la Comédie Française, en assistant à Juste la fin du monde
 

François Berreur : Le fait qu’il ait pu s’emmerder n’est pas très important. Le théâtre, ce n’est pas fait pour la conversation en société. Le théâtre, c’est ce qu’on reçoit intimement. Que le président ne parle pas de ce qu’il a reçu intimement, cela me paraît logique.

De manière générale le théâtre c’est l’endroit où le commentaire est sans intérêt. Même si bien sûr il faut en parler, essayer de parler des œuvres et des spectacles. Mais je crois que si les gens aiment Lagarce, c’est pour la chose intime, par rapport à eux. Lagarce évoque des choses dont par définition on ne va parler à l’autre. L’enthousiasme, de la même manière, ne veut rien dire. On est touché ou pas.

Les vraies raisons, qui font qu’on aime un auteur, et Lagarce particulièrement, sont profondes et intimes. Et ça ne regarde personne d’autre que la personne qui le reçoit. Evidemment il y a des grandes thématiques dans ses pièces, dont on peut parler, mais ce n’est pas l’essentiel. Si vous travaillez sur un texte de Lagarce, si un spectacle vous plaît, c’est que ça vous raconte des choses à vous