Un livre qui nous explique pourquoi les rapides victoires militaires de l’Occident finissent mal.
Après la victoire militaire vient la guerre
Tandis que les guerres conventionnelles se font rares, les "petites guerres" se multiplient au tournant du siècle, à l’image du conflit entre Israël et le Hezbollah durant l’été 2006. Plus qu’un simple constat, Les guerres bâtardes montre qu’il s’agit là d’une évolution majeure : la guerre est en train de changer, car si elle se fait dans le respect des conventions internationales, le faible perdra toujours face à l’Occident mieux équipé. L’ "insurgé" n’a donc aucun intérêt à respecter les règles de la guerre et privilégiera la guérilla ou le terrorisme. Cette théorie de l’asymétrie est au coeur de l'ouvrage de La Grange et Balencie, qui s’attachent à en présenter les grandes lignes, tout recherchant à enrichir cette analyse par des mises à jour récentes. Le lecteur découvre ainsi ces guerres "bâtardes", qui ne respectent plus les logiques de la guerre conventionnelle : alors que la victoire militaire n’est plus qu’une formalité pour les puissances occidentales, c’est dans la période d'après-guerre et de "pacification" que tout se joue, comme le montre le cas irakien.
Spécialistes des questions de défense, Arnaud de La Grange et Jean-Marc Balencie présentent avec Les guerres bâtardes un ouvrage de synthèse sur les stratégies d’anticipation et de lutte contre le terrorisme. Tandis que le premier est grand reporter pour Le Figaro, le second travaille au sein d’un cabinet de gestion des risques internationaux, après avoir passé dix ans au sein du Secrétariat général de défense nationale (SGDN). Les deux auteurs suivent donc les affaires géostratégiques depuis un certain temps, ce qui leur permet de proposer une lecture globale sur le sujet.
Si cette volonté encyclopédique permet de comprendre tout un pan de la géostratégie occidentale, Les guerres bâtardes demeure néanmoins un ouvrage de synthèse qui apporte peu d’éléments nouveaux aux spécialistes. Il constitue donc une bonne entrée en matière pour comprendre les problématiques de lutte contre le terrorisme, tout en listant les nombreuses pistes de réflexions qui font débat parmi les initiés.
Dépasser l’antiaméricanisme
Pour clarifier leurs propos, les auteurs réfutent d’entrée de jeu tout antiaméricanisme, et s’attachent à nuancer la vision que les observateurs français ont de la puissance américaine. Cette analyse, qui se veut la moins partisane possible, permet ainsi de comprendre la pensée militaire et stratégique des États-Unis. On découvre ainsi au fil des pages la doctrine enseignée à West Point, l'école militaire qui forme l’élite des armées américaines. Quel est le paradigme dominant en terme de stratégie ? Comment appréhender le faramineux budget militaire étasunien ? À quelles limites le système américain se trouve-t-il désormais confronté ? Les guerres bâtardes s’attache à défricher ces sujets et fournit de nombreux détails sur la doxa en place au sein de l’état-major américain : le conflit doit être rapide, de haute intensité, appuyé par un important et coûteux dispositif technologique.
Outre cette initiation à la pensée militaire américaine, un autre pan du livre cherche à nuancer la théorie de l’hyperpuissance américaine. Ce concept, en vogue en France depuis la chute du Mur de Berlin, montre ses limites sur les champs de batailles et sera probablement contesté dans les années à venir. Sans s’attarder sur les tenants et aboutissants de ce débat, Les guerres bâtardes ne pouvait ignorer cette thématique et en présente les grandes lignes.
La réflexion peut par moments sembler trop centrée sur le cas américain, délaissant l’Union Européenne de la défense, pour ne l’évoquer qu’en fin d’ouvrage. Les Européens y sont même présentés comme un acteur potentiellement central dans les luttes contre le terrorisme, constituant le pendant de la force brute des américains. Si bien qu’à la fin de l’ouvrage, le lecteur peut rester sur sa faim, découvrant quelques pistes de réflexions sur l’articulation entre les armées américaines et européennes, une thématique porteuse, mais à peine abordée par Arnaud de La Grange et Jean-Marc Balencie.
La guerre en réseau, nouveau paradigme des stratèges de la guérilla ?
Les guerres bâtardes s’intéresse principalement aux nouvelles stratégies de guérilla, appliquées actuellement en Afghanistan et en Irak. Ces derniers sont devenus des laboratoires d’expérimentation pour les insurgés qui mettent au point de nouvelles formes de lutte dans ces affrontements asymétriques. Concept aussi vieux que la guerre, comme le rappellent les auteurs, l’asymétrie est au cœur de ces conflits où la puissance et la technologie occidentales font face à une résistance locale inventive et évolutive – cette dernière force les états-majors à repenser leur doctrine stratégique. La guérilla s’est donc enrichie et aboutit à des conflits dits de "quatrième génération", dont l’ouvrage s’attache à en présenter les grandes lignes. Ces guerres émanent d’une nouvelle forme de pensée, très influencée par les nouvelles technologies ; la "guérilla 2.0" délaisse ainsi les organisations structurées et hiérarchiques au profit d’une stratégie privilégiant la pensée en réseau et les cellules de combats légères et indépendantes les unes des autres.
Cette analyse de la pensée en réseau appliquée à la guerre est sûrement l’un des passages les plus intéressants du livre. Les deux auteurs considèrent les médias et les nouvelles technologies comme une donnée essentielle des conflits du XXIe siècle. L’utilisation des nouveaux médias à des fins de communication et de propagande n’est plus à prouver, Al Qaida l’a très vite compris. Désormais, la guérilla ne considère pas Internet comme un simple outil, elle s’en inspire. Les techniques d’insurrections sont désormais disponibles sur la toile, sur le modèle de l’open source, et de véritables réseaux communautaires se créent au travers des frontières. Autant d’évolutions qui poussent les occidentaux à repenser la manière de mener un conflit.
Une bonne entrée en matière
On ressent au fil des pages une volonté de rendre dynamique l’écriture, effort louable pour un genre qui attache en général peu d’importance au style. Cette écriture facilite la lecture, mais laisse passer quelques fautes de goût stylistique qui peuvent choquer, surtout lorsqu’on parle de conflits meurtriers. Ainsi, le fait de comparer Bagdad à une Silicon Valley des start-up terroristes est une image forte qui fait sens, mais qui déplaira à certains.
Comparé aux innombrables ouvrages qui tentent de présenter les subtilités de la guerre contre le terrorisme, Les guerres bâtardes a pour atout d’être clair, précis et argumenté. Arnaud de La Grange et Jean-Marc Balencie évitent de tomber dans une vision caricaturale et partisane de ces nouvelles formes de conflits. Cet ouvrage, qui affiche une proximité certaine avec les travaux de Pierre Hassner, constitue donc une bonne entrée en matière pour ceux qui s’intéressent à ces thématiques