Un essai de synthèse indispensable à l'approche historique du phénomène de violence.

Après bientôt quatre décennies de recherches historiques consacrées à la violence   , Robert Muchembled ose prendre du recul, croiser des données régionales avec les résulats rassemblés par d’autres historiens européens et confronter ses hypothèses à celles de spécialistes en sciences humaines pour proposer, sur ce thème des plus complexes, un essai de synthèse qui entend poser sur le phénomène de violence, un regard largement diachronique et comparatiste.

Considérant la violence criminelle à la lumière des archives judiciaires, l’historien constate que, depuis le XIIIe siècle, les rapports humains apparaissent comme progressivement moins brutaux : émerge et s’installe dans l’Europe moderne puis contemporaine, un modèle de gestion de la violence qui parvient progressivement à canaliser les pulsions agressives individuelles. Comment, encadrée par l’institution, la violence change-t-elle peu à peu de statut pour devenir un tabou majeur de la culture occidentale ? C’est ce processus de "civilisation des mœurs"   , d’apaisement des relations sociales et familiales, de transformation des sensibilités collectives qui, policées par un nouveau système de normes, mettent progressivement à distance les affrontements, que Robert Muchembled cherche à mettre au jour dans cet essai.

En repoussant les limites géographiques et chronologiques de son objet d’étude et en choisissant ainsi d’embrasser largement le phénomène, l’auteur peut souligner la permanence, sur sept siècles, des structures de la violence homicide en Europe occidentale : il pose en particulier l’hypothèse, neuve à cette échelle, d’une association privilégiée des jeunes hommes aux manifestations de violence. Plus que tout autre problème, ce serait l’encadrement et le contrôle de cette violence principalement masculine et juvénile, reflet des difficultés du passage d’une génération à l’autre, qui constituerait le moteur des transformations de la civilisation européenne à l’orée de la Modernité. En neuf chapitre thématiques puis chronologiques, Robert Muchembled suit le fil de ces deux hypothèses.

Confronté, comme tous les spécialistes de la violence, au problème de sa définition, Robert Muchembled choisit de consacrer un premier chapitre à l’examen de cette notion complexe et de faire rapidement le point sur la question de ses origines et des ses modalités. Partant d’une présentation minimale fondée sur l’étymologie   , l’auteur choisit de retenir une définition légale de la violence   et de concentrer son regard sur les violences criminelles.


Inné ou acquis ?

Constatant que les coupables d’actes de violence ont, depuis le XIIIe siècle, un profil-type qui n’a que peu évolué, Robert Muchembled pose la question du caractère inné ou culturel de la violence en soulignant l’apport à ce sujet de la psychanalyse, de la psychologie, de l’éthologie ou de la sociologie. Fort de la lecture et de la comparaison d’un grand nombre de sources, il invite à se pencher sur ce qui se présente comme une fascinante enigme pour l’historien du culturel : les femmes ne représentent jamais, quels que soient les espaces ou les temps étudiés, beaucoup plus de 10% des coupables d’homicides, la violence se présentant comme largement masculine et juvénile.



Au-delà de théories qui n’hésitent pas à faire de l’agressivité une donnée biologique du masculin, c’est la construction et les mutations culturelles du lien entre violence et virilité que l’auteur souhaite examiner, invitant à relativiser la notion de criminalité, toujours construite par les diverses instances de contrôle social, et à contextualiser la définition de la violence, au regard d’une culture et d’un contexte spécifiques.

Robert Muchembled conduit ainsi à porter particulièrement le regard sur les mutations du code d’honneur dont la vengeance meurtrière était traditionnellement la gardienne. Plus qu’ à une promotion de l’État absolu ou à une révolution judiciaire, il faudrait rapporter le déclin de la violence dans l’Europe moderne puis contemporaine à un bouleversement éthique qui valorise la responsabilité et la culpabilité individuelle au détriment de l’honneur collectif et de la loi de la honte. À l’orée de la Modernité, alors que l’Europe part à la conquête du monde, la violence des jeunes gens se trouverait ainsi réorientée vers l’extérieur et viendrait progressivement à ne plus subsister que dans des couches sociales où survit l’ancien code d’honneur ou dans des temps de crise. C’est donc bien à une étude de la violence comme construction culturelle qu’invite cet essai.

Avant de se pencher de plus près sur les étapes de cette lente évolution, Robert Muchembled souligne la réalité du déclin de la violence grâce à "une pesée globale des données recueillies par les historiens et les criminalistes concernant l’homicide et les atteintes aux personnes"   , non sans rappeler que les statistiques qui peuvent être réalisées dans cette perspective ont moins pour ambition de donner une image du nombre de crimes réellement commis que de construire un aperçu de leur traduction en termes de plaintes officiellement enregistrées et traitées par l’institution judiciaire. Plus qu’à une histoire des faits de violence, c’est à une histoire du regard porté sur celle-ci que ces sources officielles et normatives conduisent. Le second chapitre est ainsi l’occasion de présenter une évolution mise en évidence en 1981 par Ted Robert Gurr   et de marquer à nouveau, statistiques à l’appui, une idée que Robert Muchembled place au cœur de son ouvrage : l’écrasante majorité de jeunes hommes chez les individus recensés coupables de violences et l’efficacité croissante de l’encadrement de ces jeunes par la "fabrique européenne"   que manifesterait le déclin progressif des violences.

Le chapitre III, "Les fêtes juvéniles de la violence (XIIIe-XVIIe siècle)", ouvre l’examen chronologique de la question et permet à l’auteur de donner la mesure d’une véritable culture de la violence à l’œuvre dans l’Europe de la fin du Moyen Âge. Robert Muchembled rappelle que la mort violente y apparaît comme ordinaire et que la violence, qui n’a rien d’un tabou, soutient alors les hiérarchies et préside aux échanges tant matériels que symboliques. Se transmet une culture où, quel que soit le milieu social, la brutalité est le premier critère de virilité et où le goût du sang façonne les identités sociales et sexuelles. Incités à se démarquer du genre féminin considéré comme doux et donc faible, les jeunes gens cherchent, par leurs accès d’agressivité, à montrer qu’ils seront à même de remplacer leurs pères : repoussés aux marges du pouvoir et de la sexualité, ils comblent leur attente en affichant une agressivité, marque de puissance, notamment lors de jeux et de fêtes.



Civiliser les moeurs

Dans cette culture violente de la fin du Moyen Âge, ni l’Église, ni l’État ne peuvent réguler efficacement la brutalité des rapports sociaux. C’est dans l’espace urbain que s’imposent plus précocément des valeurs alternatives. Lieu d’échange, les villes doivent se rendre attractives et cherchent pour cela à assurer une plus grande sécurité aux habitants, marchands et migrants qui y affluent. C’est cette "paix urbaine" peu étudiée, cet apaisement des mœurs et ce recul des violences citadines que Robert Muchembled s’attache à souligner en mettant au jour les moyens mis en œuvre par les autorités urbaines : limitation des occasions de rixes, encadrement de la population et particulièrement de la jeunesse, punition systématique des violences par un système d’amendes sophistiqué. Selon l’historien, ce sont les villes italiennes ou hanséatiques de la fin du Moyen Âge, plus que la cour, valorisée par Norbert Elias, qui seraient le véritable laboratoire de la civilisation des mœurs et du déclin de la violence.

Une fois ces cadres posés, Robert Muchembled porte son regard sur l’institution judiciaire des années 1550-1650 qui initie une profonde mutation des pratiques et des perceptions du crime. L’État moderne, soutenu par l’Église, développe un contrôle plus efficace des sujets qui passe par une redéfinition des crimes par les juristes : une véritable révolution judiciaire fait jour dans tous les grands pays européens et tend à remplacer la vengeance et les méthodes de règlement privé des conflits. Procédure inquisitoire, usage de la torture judiciaire, peine capitale sont autant de moyens de canaliser spectaculairement l’agressivité populaire et d’affirmer puissamment le monopole étatique de la violence.

Robert Muchembled analyse en parallèle ce qu’il considère comme deux formes de réaction aux nouvelles normes ainsi imposées par l’État moderne pour réprimer l’usage de la violence individuelle : le duel nobiliaire et la révolte populaire qui constituent tous deux à ses yeux, des survivances de violences rituelles anciennes. Il expriment puissamment le refus, tant des nobles que des foules populaires d’adhérer au nouveau modèle d’apaisement et d’économie du sang prescrit par les gouvernants et les difficultés rencontrées par les autorités pour imposer durablement auprès de tous, des valeurs de paix et de police précocément adoptées par les villes et les cours.


La fin de la violence ?

Les trois derniers chapitres de l’ouvrage font le point sur une troisième période, celle de la "violence apprivoisée (1650-1960)" qui distingue toujours plus subtilement une violence illégitime perturbatrice de l’ordre social et punissable, d’une violence légitime de la guerre juste, de la défense de la patrie ou de l’expansion outre-mer. Chaînon manquant entre les théories de Norbert Elias, qui insiste sur le poids de l’autocontrôle par l’intégration de règles de politesse, et celles de Michel Foucault, qui met l’accent sur les pratiques disciplinaires et particulièrement sur le carcéral dans la gestion de la brutalité   , Robert Muchembled invite à reconsidérer le rôle des tribunaux dans la diffusion des normes sociales et des interdits pesant sur les violences individuelles. Car entre 1650 et 1960, les taux d’homicides poursuivent leur baisse pour atteindre leurs minima au milieu du XXe siècle tandis que se  diffuse une réelle aversion pour la vue du  sang et une dévalorisation toujours plus forte de la brutalité. L’historien souligne, dans cette évolution, le rôle des villes qui, contrairement aux clichés souvent répandus, sont de réels moteurs d’apaisement et qui finissent par entraîner les campagnes.


Accompagnant ce déclin contemporain des actes de violence, se diffuse une littérature noire du frisson qui s’offre comme un dérivatif transgressif dans une culture occidentale qui fait désormais de la violence un tabou majeur. Abondamment développée dans les journaux, les romans policiers, la bande dessinée, le cinéma ou la musique, la fiction sanglante se mettrait ainsi au service d’une contradiction fondamentale qui anime les sociétés occidentales dans leur gestion de la violence : exutoire, elle permettrait de pacifier les mœurs des jeunes gens en évitant le passage à l’acte ; elle permettrait, dans le même temps, de préparer ce dernier puisque l’exaltation des vertus guerrière demeure indispensable dans l’éventualité d’une guerre.

Alors que le tabou du sang s’est largement imposé, l’Europe se trouve libérée, depuis 1945, du danger direct d’une guerre sur son sol. Cette nouvelle donne induit, selon Robert Muchembled, "une mutation feutrée mais décisive du rapport à la loi ancienne de la force, qui se traduit par un véritable bouleversement des équilibres entre les classes d’âge et les sexes"   : elle fait l’objet du dernier chapitre consacré à l’évolution du phénomène de violence depuis les années 1960. En l’absence de danger extérieur pressant, la violence se tourne, selon l’historien, vers l’intérieur de la société. Devenus très rares, les homicides qui sont le fait d’individus toujours plus jeunes, attirent l’attention sur une difficulté croissante d’insertion dans des sociétés occidentales transformées. Le retour des bandes de jeunes gens est, pour l’auteur - qui revient notamment en fin d’ouvrage sur les émeutes de novembre 2005 en banlieue parsienne -, celui du refoulé : bien qu’elle soit exagérée par les médias et qu’elle ait considérablement regressé, la violence de la jeunesse angoisse profondément les adultes en ce qu’elle pose la question de l’adhésion des jeunes générations au pacte social. "Sommes-nous arrivés à un tournant ? se demande l’auteur. Notre civilisation globalement apaisée, riche et hédoniste saura-t-elle sublimer davantage les pulsions juvéniles brutales qu’elle continuait à entretenir voici peu en les réservant aux confrontations guerrières, pour éviter qu’elles ne saturent les marges déshéritées des grandes métropoles ou les stades et ne produisent des explosions en chaîne ?"  


Il faut saluer l’audace de Robert Muchambled qui propose sur le sujet si glissant de la violence, une synthèse qui embrasse largement l’Europe moderne et contemporaine. Fort de ses recherches personnelles sur les archives de l’Artois - qui lui sert de laboratoire -, l’historien s’appuie, pour élargir son propos, sur une fine connaissance de la littérature secondaire spécialisée la plus récente. Son ouvrage est ainsi riche d’exemples variés et évocateurs.

De ce fourmillement de cas se dégage la classique idée d’un déclin progressif de la violence que l’auteur soutient avec force. C’est néanmoins la conviction d’un lien entre les actes de violence et la situation sociale des jeunes gens qui en sont les principaux auteurs, qui anime de manière neuve toute la réflexion de l’historien. Plaidant pour une analyse culturelle du phénomène de violence, c’est moins une étude politique ou sociale, qu’un regard porté sur les mutations des imaginaires – figures de la virlité, code d’honneur, construction du lien intergénérationnel – qui permettrait de comprendre les modalités et transformations de la violence criminelle dans les sociétés d’Europe occidentale.


Essai de synthèse, l’ouvrage n’hésite pas à prendre de la hauteur et à multiplier les hypothèses stimulantes et les larges comparaisons. Peut-être souffrirait-il en contrepartie de la loi du genre : largement ouvert chronologiquement, il traite néanmoins rapidement la période contemporaine. Riche de propositions, il n’a pas toujours un espace suffisant pour les développer toutes, pour préciser l’appareil théorique ou laisser plus longuement parler les sources.

Indispensable à l’approche historique du phénomène de violence, le travail de Robert Muchembled invite de manière très stimulante à poursuivre, à son propos, les recherches sur le terrain du culturel