L’œuvre et l’écriture de Lagarce remarquablement interrogées et analysées par des jeunes chercheurs.  

Le dernier volume issu des colloques organisés à l’occasion de l’" Année Lagarce" est un ouvrage remarquable, et constituera sans doute un des premiers ouvrages de référence pour ceux qui s’intéresseront à l’œuvre et à l’écriture de Jean-luc Lagarce.
Jean-Luc Lagarce dans le mouvement dramatique est issu d’un colloque organisé les 28 et 29 mars 2008 par l’Institut de recherches en Études théâtrales de l’université Paris-III et le Théâtre National de la Colline, sous la direction de Jean-Pierre Sarrazac et Catherine Naugrette.

L’idée de ce colloque était de mettre en lumière des correspondances entre l’œuvre de Lagarce et d’autres œuvres, avec d’autres écritures : des écritures de la fin du XIXe siècle ou des débuts du XXe siècle, voire de l’époque des Lumières. Il s’agissait également d’interroger la manière dont l’œuvre de Lagarce se situait par rapport à des enjeux dramaturgiques contemporains : l’importance ou non de l’action dramatique, l’effacement du personnage, la place du dialogue, etc. L’œuvre de Lagarce se trouve ainsi abordée comme celle d’un écrivain majeur, dont on cherche à cerner la singularité et le positionnement dans l’histoire de la littérature et du théâtre.

C’est à nouveau un ouvrage d’une excellente facture que nous proposent les éditions "Les Solitaires intempestifs"  en publiant ce recueil de dix-sept articles. Une qualité particulière de ce colloque est en outre qu’il réunissait une majorité de jeunes chercheurs autour de quelques grandes figures des études théâtrales françaises (comme Jean-Pierre Sarrazac ou Jean-Pierre Ryngaert). Et ce qui ressort de ces interventions, c’est un enthousiasme à se plonger dans l’œuvre de cet auteur "pluriel"   , à l’étudier avec la même rigueur que les œuvres des auteurs classiques, et à découvrir la richesse qu’elle recèle.

Il n’est pas évident de rendre compte des nombreuses analyses contenues dans cet ouvrage. Disons, tout d’abord, que même s’il réunit des spécialistes de littérature théâtrale, et s’il suppose une certaine connaissance des textes de Lagarce, ce recueil demeure très accessible et agréable à lire ; la longueur des interventions est suffisante pour permettre aux intervenants de développer leur propos sans être trop étendue ; et la plupart de ces interventions sont claires, construites, dynamiques, érudites, et parfois tout à fait brillantes.



Cela dit, retenons quelques points.

1. La richesse de l’"intertextualité lagarcienne" , c’est-à-dire la "présence, implicite ou explicite, discrète ou manifeste, du texte d’autres écrivains de théâtre dans celui de Lagarce"   . On trouve chez lui des traces ou des échos de Tchekhov, de Strindberg, de Maeterlinck, de Shakespeare, de Labiche, de Duras, de Crébillon, de Ionesco, ou Homère, etc. L’écriture de Lagarce est pétrie de références, malgré l’apparente simplicité voire banalité des propos de nombreux de ses personnages. C’est une simplicité conquise, sans rien de spontané.

2. Le statut de l’action dans le théâtre de Lagarce. L’absence d’action présente ou d’intrigue est comblée chez Lagarce par l’invasion du récit   , c’est la narration qui domine dans J’étais dans ma maison… ou dans Juste la fin du monde, qui s’ouvre par un monologue du personnage principal qui revient dans la maison familiale pour " annoncer, dire, seulement dire" , sa mort prochaine (que d’ailleurs il ne dira pas). En substituant à l’action dramatique de multiples récits, cette pièce renoue avec une " dramaturgie rétrospective" , nous dit Hélène Kuntz (ouvrant par là un rapprochement avec le théâtre de Strindberg). Sylvain Diaz évoque " L’action mise en crise"  dans la pièce Les Prétendants, où une cérémonie de passation de pouvoir, dans un centre culturel de province, voit son commencement sans cesse différé et reporté ; et celle-ci commencée les personnages envisagent déjà la fin avec impatience. Il y a ainsi une mise en crise de l’action dramatique, au sens où depuis la Poétique d’Aristote, celle-ci devait contenir un début, un milieu et une fin. Mais si Lagarce s’inscrit bien dans le prolongement des auteurs de la «crise du drame», cela ne signifie pas pour autant une absence d’action dans Les Prétendants, ou plutôt d’actions, nombreuses : "L’action n’est plus pensée dans son unité immuable et monumentale mais dans sa multiplicité moléculaire… Il serait peut-être plus pertinent de parler de " mouvement"  à propos des Prétendants, la pièce, tout en ondulation, consistant avant tout en une confrontation multiple de personnages nombreux contraints, l’espace d’un instant, au vivre-ensemble"   . En complément à cette analyse, celle de Marie Duret-Pujol s’intéresse au " mouvement vaudevillesque des Prétendants" , en rapprochant ce texte des œuvres de Labiche et Feydeau.



3. Le statut du personnage : la mise en question du personnage traditionnel, individualisé, doté d’un caractère défini, est liée pour une part à la remise en question de l’action. Les personnages chez Lagarce sont avant tout des " êtres de parole" , et non des sujets agissants. Mais même là, la singularité de la voix d’un personnage tend à se dissoudre dans une langue commune à tous les personnages   . Dans Juste la fin du monde et J’étais dans ma maison… particulièrement, " les personnages semblent tous parler une même langue, qui vient niveler la singularité de chaque discours…De tels procédés tendent à faire circuler le sens par-delà le partage de la parole entre les personnages, conférant une dimension chorale au dialogue… Dès lors se construit une voix lyrique…"   .

Cela dit, si Lagarce s’inscrit là encore, par cet effacement du personnage, dans le mouvement dramatique de son époque, il se démarque tout autant de celui-ci sur cette même question : c’est l’objet de l’étude de Jean-Pierre Ryngaert et Emmanuel Motte   . Car on trouve chez Lagarce le retour constant d’un certain nombre de figures, de personnages, qui " remettent dans le jeu la question de l’identité" : ainsi les couples parodiques, les parents, les marginaux, les revenants, les trios amoureux, ou les figures de l’auteur. Tout comme ses personnages sont sans cesse en prise avec le langage et leur parole, qu’ils reprennent sans cesse, rectifient, nuancent, "Lagarce, lui, reprend, réinvestit, rectifie, d’une pièce à l’autre, ces personnages qui semblent lui tenir à cœur. Il entretient avec eux le même combat que ceux-ci mènent avec le langage"   .

4. "Le Théâtre comme voyage de la voix"   : la parole est au cœur du théâtre de Lagarce. "Ça parle, et ça parle tout le temps, en multipliant les sources de parole, et sans construire un sens univoque" , écrit Geneviève Jolly   . Les personnages ne cessent de se reprendre, de déconstruire le sens immédiat de leur discours, au point que la parole semble se frayer son chemin propre, devenir autonome. C’est ce qui séduit les acteurs, en ceci qu’elle permet à chaque acteur de se réapproprier une écriture qui part dans tous les sens" et refuse l’immédiateté d’un sens prédéfini… Elle permet à chacun de devenir en somme un double de l’auteur"   . Pour les spectateurs, cette importance de la parole sur scène implique naturellement une écoute particulière : c’est à travers ce qui est dit qu’il y a quelque chose à voir, et le théâtre de Lagarce donne à "voir-entendre" . C’est à Henri Meschonnic que G. Jolly emprunte cette belle formule. "Quand nous regardons de toutes nos oreilles, et les yeux suivent, chacun de nous est à la fois acteur et spectateur"   . L'écriture de Lagarce exemplifie de manière particulièrement frappante ce propos