Une analyse percutante et originale de l'autoritarisme égyptien.
Ce livre pourrait avoir été écrit à l’attention du successeur de Moubarak, tant son analyse de l’autoritarisme à l’égyptienne recèle de bons conseils pour maintenir cet état de fait.
On peut ne pas toujours être d’accord avec les analyses et les projections de Jean-Noël Ferrié, qui voit notamment dans une démocratisation prématurée un danger plus grand que le maintien du statu quo actuel. Cependant, son décryptage des mécanismes et des dynamiques propres à la société égyptienne mérite le détour.
Cher dictateur, voici les conseils à suivre pour te maintenir à la tête du gouvernement égyptien après la disparition de Moubarak :
Les citoyens
1. Reléguer les attentes des citoyens à la sphère privée
Le régime égyptien est parvenu à susciter de la part des citoyens un "individualisme stratégique spontané". Les moyens de la réussite ainsi que les espaces de liberté sont transférés, d’une façon très commode pour l’État, à la sphère privée. Les attentes des citoyens envers leur gouvernement deviennent peu à peu nulles et seules les entreprises individuelles semblent pouvoir conduire à la réussite.
2. Favoriser la dépolitisation des citoyens
De la première affirmation découle naturellement celle-ci : en reportant leurs attentes vers le secteur privé et l’initiative individuelle, les citoyens se dépolitisent peu à peu.
Cette dépolitisation repose sur deux conditions simultanées : une sphère politique inaccessible et l’absence d’alternative crédible. Ces deux faits assimilés par les citoyens étouffent dans l’œuf les velléités de changement, d’autant que, comme on l’a vu précédemment, la sphère publique reste régie par l’autoritarisme, alors que les espoirs de réussite et les ressources sont dans la sphère privée.
Les bases du cercle "vertueux" de l’autoritarisme sont donc bien posées.
3. Atteindre l’abstention structurelle
L’abstention structurelle est l’un des facteurs clés de maintien du régime. Il découle également des deux premiers ingrédients cités, à savoir la répartition des attentes privées/publiques et la dépolitisation des citoyens.
Le schéma ci-dessus illustre la façon dont le gouvernement a conduit les citoyens à une abstention structurelle, et structurante pour le régime.
Le "statu quo évolutif"
4. La temporalité de l’autoritarisme
Pour l’auteur, le temps n’est pas le même en régime démocratique et en régime autoritaire. Le temps des réformes et le temps sur lequel une action est jugée diffèrent complètement d’un régime à l’autre.
Les régimes autoritaires comme le régime égyptien qui, selon l’auteur est parvenu à un équilibre ou "statu quo évolutif", ont le luxe du temps. En effet, les attentes des citoyens à leur égard sont très faibles, et les élections ne sont pas des échéances où l’efficacité des réformes sont jugées.
En revanche, cette absence d’échéance oblige les gouvernants à mener les réformes le plus lentement possible, s’ils ne veulent pas mettre en danger l’équilibre précaire du régime. L’immobilisme total n’est pas envisageable car il risquerait de provoquer un mécontentement dans plusieurs tranches de la population, et donc un danger réel pour le régime. En revanche, une réforme socio-économique rapide serait aussi un danger car les laissés pour compte pourraient également former le cœur d’une contestation plus étendue.
La solution toute trouvée pour ce dilemme est de consentir aux évolutions, mais à un rythme si lent que la contestation ne se forme pas.
5. Les sources de légitimation
L’autoritarisme égyptien n’est toutefois pas un pouvoir en roue libre, complètement déconnecté des Égyptiens. Selon les périodes, différentes sources de légitimité bâtissent une relation ascendante entre le pouvoir et les citoyens. Ces sources varient, aussi une catégorie de citoyens réprimés pendant une période peut ne plus l’être par la suite.
Sous Nasser par exemple, les sources de légitimation énumérées par Jean-Noël Ferrié sont au nombre de cinq : socialisme, nationalisme, religion, arabisme et tiers-mondisme. Les gouvernants ont peu à peu réduit les sources de légitimité, au fil des réformes.
6. Faire confiance aux institutions
L’auteur souligne avec justesse un point très important – et sans doute surprenant au premier abord – de l’autoritarisme égyptien : son légalisme. Certes, les lois et même la Constitution sont savamment dosées pour permettre le maintien de l’ordre établi, mais il existe malgré tout une marge de manœuvre sur ce terrain.
Sans aller dans le détail des poids et contrepoids, on peut toutefois souligner que Moubarak a donné un avertissement fort aux juges qui ont tenté de s’opposer à la fraude massive entre 2005 et 2007.
Là encore, il s’agit d’un équilibre précaire entre le respect des institutions et de la norme, et son utilisation à des fins de pérennisation du pouvoir.
La répression
7. Laisser parler, ne pas laisser faire : éviter la cascade informationnelle
D’après Jean-Noël Ferrié, le risque le plus important pour le régime est la cascade informationnelle, c’est-à-dire, dans ce contexte, le ralliement de plusieurs groupes socio-économiques autour d’une même cause : la contestation du régime.
Cette obsession de la révolte immaîtrisable prend un tour particulier en Égypte car les citoyens ont une relative liberté de parole. La contestation et le mécontentement s’élèvent fréquemment dans les conversations, même dans les milieux fonctionnaires, sans être systématiquement réprimées.
En revanche, il est très difficile de prévoir quel mouvement ou quelle source de mécontentement pourrait entraîner une cascade informationnelle. Ainsi, le régime se montre très circonspect à l’égard de toute cause, ou personnage public, qui gagne en popularité, a fortiori si cette popularité est transversale.
C’est pourquoi aucune opposition crédible ne peut se former en Égypte, le système politique encourageant in fine les candidats à se rallier au Parti national démocrate de Moubarak.
Les Frères musulmans
La partie la plus engagée de l’ouvrage de Jean-Noël Ferrié concerne les Frères musulmans. Cherchant à prendre à contre-pied toutes les analyses qui font des Frères un parti intégré au jeu politique qui a normalisé ses relations avec le pouvoir et la prise de pouvoir démocratique, l’auteur émet une mise en garde contre le mouvement islamiste.
Rien ne prouve, selon Jean-Noël Ferrié, que les Frères ne songent pas sérieusement à mettre en place une application extensive de la loi basée sur la religion .
L’auteur démontre ensuite qu’il faut intégrer les Frères pour mieux les neutraliser. Pour mener à bien ses réformes, le régime doit les intégrer. Cela permettrait notamment de démanteler l’appareil sécuritaire et de freiner ou stopper la réislamisation de la société. Ce dernier point suscite la réflexion : la dépolitisation de la religion, promue par l’État lui-même, encourage une version moralisante et intouchable de la religiosité, ce qui en fait un passage obligé, et, par conséquent, un danger pour le pluralisme.
Le livre de Jean-Noël Ferrié mérite le détour. Sa conception originale, même si certains arguments sont plus discutables, apporte une vision fraiche et souvent ludique pour décrypter l’Égypte d’aujourd’hui et le passage de pouvoir à venir
* À lire également sur nonfiction.fr :
- la critique du livre de Sophie Pommier, Egypte, l'envers du décor (La Découverte), par Théo Corbucci.
- la critique du livre de Sophie Pommier, Egypte, l'envers du décor (La Découverte), par Laure Jouteau.