Dépasser notre réflexe d'appropriation de la nature, pour faire de celle-ci une partenaire de droit, avec qui régler les termes de la guerre comme de la paix.  

Comment maintenir la cohésion politique d’une nation et entretenir les valeurs de civisme ainsi que l’amour de la patrie – ce sentiment "plus vif et plus délicieux cent fois que l’amour d’une maîtresse", selon Rousseau – en l’absence de toute guerre civile ou extérieure, et en l’absence même de toute menace proche ou lointaine d’un ennemi contre lequel le groupe pourrait refaire son unité ? Telle est la question que se posait, après bien d’autres, William James dans une célèbre conférence prononcée à l’université Stanford en 1906. La réponse étonnante qu’il avançait alors vaut d’être rappelée aujourd’hui : à défaut d’un ennemi identifiable posté aux frontières dont la vue suffirait à mobiliser au sens propre tous les citoyens pour la défense de la patrie, c’est contre la nature elle-même qu’il conviendra de déclarer la guerre en enrôlant la jeunesse dans ce combat immémorial où se joue le destin de l’humanité et où se décident les conditions de sa survie. Par ce moyen, l’armée des hommes en marche contre la nature pourrait fournir le strict "équivalent moral" de la guerre, puisque rien ne serait perdu des valeurs martiales qui sont le seul "ciment durable" des sociétés démocratiques, tout en épargnant la vie de nos compagnons d’humanité   .

L’ironie de l’histoire veut que, à un siècle de distance, le sens de cette proposition ait été littéralement inversé : loin de garantir la survie matérielle et spirituelle de l’humanité sans décimer ses troupes et détruire ses bâtisses, la guerre contre la nature – ce que Michel Serres appelle dans son dernier livre la "guerre mondiale", c’est-à-dire "la guerre qui oppose tout le monde au Monde, (…) celle qui oppose notre genre tout entier à son environnement global"   – est exactement ce qui met l’humanité en danger de mort imminente. Emportés par le même aveuglement que celui de ce couple d’ennemis peint par Goya brandissant l’un contre l’autre des bâtons, enfoncés jusqu’aux genoux dans la boue, s’enterrant ensemble graduellement à chaque nouveau coup qu’ils se portent   , nous semblons avoir oublié les entours du combat, le théâtre des opérations, le lieu même de notre séjour, contre lequel nous venons de comprendre que nous étions en guerre parce que, désormais, nous nous voyons gagner. "Mais", ajoute Michel Serres, "il s’agit alors d’une victoire à la Pyrrhus, de la plus dangereuse défaite que nous ayons jamais connue au cours de notre hominisation"   .
 
L’urgence est donc d’achever la guerre, la seule que l’on puisse dire mondiale – la guerre contre le monde qui "remplace, intègre, somme, additionne et termine toutes les guerres entre les hommes"   . Ceci ne se peut qu’à la condition de conclure un traité de paix avec lui, en élaborant un droit d’un nouveau type, conformément au projet original que Michel Serres s’efforce de réaliser depuis au moins deux décennies, et auquel l’important ouvrage qu’il publie aujourd’hui apporte une forme, sinon d’achèvement, du moins de complétude, en refermant sur elle-même la trilogie ouverte par le Contrat naturel et prolongée récemment par Le Mal propre   .


Dès lors, l’invite est trop tentante pour qu’on y résiste plus longtemps : l’heure d’évaluer cette nouvelle philosophie du droit n’a-t-elle pas enfin sonné, dans l’attente de nouveaux éclaircissements qui, souhaitons-le, viendront bientôt aider le travail d’interprétation   ?

Commençons par le terme qui est au centre de toute la réflexion de Michel Serres et dont il fait le modèle général des rapports sociaux : celui de "contrat". Que faut-il entendre par là? Ni plus ni moins que ce que la tradition philosophique y a toujours entendu, c’est-à-dire un rapport intersubjectif fait de reconnaissance mutuelle, impliquant réciprocité et entraînant obligation. La difficulté chez Michel Serres tient à ce qu’il fait de la guerre – de la relation antagonique entre deux individus – la forme première du rapport contractuel, alors même que la violence semble être ce qui rompt tout rapport d’échange, en introduisant dans un sorte de no man’s land juridique où la violence répond à la violence dans un processus infini qui conduit fatalement à l’escalade et à la montée aux extrêmes.

Mais, comme le fait remarquer Michel Serres, "il n’y a de guerre que de droit"   . Sans droit, pas de guerre. La guerre suppose un contrat social par lequel les belligérants s’entendent, initialement, à se déclarer la guerre, et, à la fin du feu, lorsque reprendront les discussions, à signer armistice et traité de paix, ce qui suppose qu’"une convention, même vague, de diplomatie réciproque ait lieu entre les combattants"   .
 
De ce point de vue, le "contrat naturel" n’est rien autre chose qu’une élaboration plus complexe de cette forme première de contrat, qui ne se contentera plus de ne lier que deux parties (les êtres humains) mais en impliquera une troisième (la nature, le Monde), toujours négligée dans les théories juridiques classiques, et pourtant omniprésente. Parler de "contrat naturel", c’est donc chercher à appliquer à un nouvel "ennemi" la démarche même du contrat, le problème étant alors de savoir en quel sens la nature peut être considérée comme le partenaire d’un contrat, c’est-à-dire non plus comme un objet de droit offert comme tel à l’appropriation, mais bien comme un sujet de droit avec lequel il est possible de traiter.

La tâche du Contrat naturel consistait principalement à "procéder à une révision déchirante du droit naturel moderne"   visant à requalifier juridiquement la nature. Celle du Mal propre était de remettre en cause le bien-fondé du droit de propriété, en montrant que la pollution n’est pas un effet secondaire, non intentionnel, de l’appropriation, mais que l’une et l’autre sont étroitement liées comme le sont l’usage et l’abus que les hommes font de la nature. Finalement celle de La Guerre mondiale est de "transformer la piraterie commune de l’exploitation"   en une guerre consciente d’elle-même, astreinte en tant que telle aux règles de droit qui lui sont constitutives, et par conséquent de pouvoir concevoir une paix.


Car le drame de notre civilisation, en son long cours, considérée à la façon d’un processus évolutif d’"hominisation" ponctué de divers sauts adaptatifs que Michel Serres appelle des "boucles d’hominescence"   , est que son rapport au Monde commença par une sorte de terrorisme, par des actions de non-droit faites de rapts, de pirateries et de brigandages. Le droit du Monde n’étant pas reconnu, "il n’y a pas d’adversaire dans le vol, ni d’ennemi dans le meurtre, ni de partenaire dans le viol : seulement des passivités méprisées, des non-existences"   . A défaut d’être encadrées par un quelconque droit, nos violences à l’endroit de la nature ont pu, des siècles durant, passer toutes les bornes et croître indéfiniment jusqu’à faire surgir, tout récemment, le spectre d’une apocalypse.

De là la proposition paradoxale qu’avance Michel Serres : la guerre contre le Monde, qu’il faut suspendre à tout prix, demande d’abord à être déclarée comme telle, en nommant l’adversaire et en lui donnant une existence contractuelle, afin d’organiser la violence, de la faire décroître en la recouvrant de formes et de règles, et par là même de terminer la guerre qu’aveuglément nous livrons au Monde et que le Monde, aujourd’hui, risque de remporter à nos dépens.

Comment atteindre pareil objectif ? Comment éviter la croissance diluvienne de violence ? À bien y regarder, répond Michel Serres, ce problème ne diffère pas en nature de celui que René Girard, il y a plus de trente ans, a magistralement posé et résolu, en révélant que l’institution du sacrifice est le procédé qui a permis aux sociétés primitives de mettre fin à la violence en chaîne   . Le sacrifice arrête la propagation croissante de la violence parce que cette forme de violence sacrée, à la différence de toutes les autres, est sans risque de vengeance. Dès lors que les hommes font cercle tout uniment autour de la victime propitiatoire, ils cessent aussi bien de s’entre-tuer. Par là est enclenché le mouvement qui conduira du sacré au droit, et du droit à la justice, au fur et à mesure que de nouveaux cercles se formeront autour de celui qui entourait le bouc émissaire : qu’on accorde à ce dernier le droit de se défendre contre un représentant des accusateurs et le groupe lui-même se reculera, formera le premier public de ce nouveau spectacle, qui cèdera bientôt la place à un autre spectacle à l’intérieur du spectacle, à partir du moment où quelques-uns voudront non seulement assister aux débats, mais encore les arbitrer.


Or n’est-ce pas précisément à un tel retournement de situation que la crise environnementale nous fait assister aujourd’hui ? Le Monde dont nous nous sentions les maîtres et possesseurs, dont nous n’avions aucune conscience parce que nous le croyions infini, inépuisable, le Monde au creux duquel "nous dormions, confiants et quelquefois repus, pourtant souvent faméliques, dans l’ouverture sans bord ni fond d’une corne d’abondance"   , grâce aux ressources duquel l’humanité a pu prospérer en lui faisant payer le prix fort de sa propre cohésion, le Monde, donc, a commencé à nous rendre coup pour coup, en laissant se multiplier en son sein des "entités hybrides" (tel le trou d’ozone ou la fonte de la calotte polaire) qui ne sont à proprement parler ni des choses naturelles ni des constructions sociales, mais d’une certaine manière les deux à la fois, puisque leur mode d’existence ressortit simultanément à l’ontologie de l’agir humain et à celle des processus naturels qui échappent à tout contrôle humain. Le Monde semble se peupler d’entités à double existence, enfantées par nos entreprises et pourtant indépendantes de nous dans une large mesure. Une voix qui contrefait la nôtre semble s’être élevée, du fond du Monde, pour protester contre nos agressions et se défendre.

Situation inédite ? Voire. "Comme il s’agit, là, de forces promues, en partie, de nos propres mains, nous voilà revenus, en effet, dans la même situation que des païens, que des polythéistes, accomplissant des rites devant des divinités fabriquées en bois, fer ou marbre. (…) Nos anciens savaient qu’ils sculptaient eux-mêmes les dites idoles, mais ils n’ignoraient pas non plus qu’elles représentaient des forces auxquelles ils ne pouvaient rien, foudre aux mains de Jupiter, mer en furie ou tsunamis sous le trident de Neptune ; ils voyaient ces images à double existence, humaine et divine, comme des fétiches"   . Nous voici nous aussi devant une même double existence, devant ce que Michel Serres appelle le Grand Fétiche   – soit le Monde lui-même, fait par nous et réagissant hors de nous.

Le Monde tel qu’il émerge à l’horizon pour la première fois dans sa globalité se met à exister sur le mode des fétiches archaïques, et demande à être révéré comme tel. Alors et alors seulement l’éternel sacrifié de nos festins pourra rapidement devenir le centre d’une politique inédite, celle-là même que Michel Serres appelle de ses vœux, et dont La Guerre mondiale s’efforce de préciser les conditions initiales dans les termes d’une nouvelle religion du Monde. 

"On a traité d’animiste Le Contrat naturel", ironise l’auteur qui se souvient avoir essuyé le "courroux" de ses contemporains à cette occasion   . "À à la bonne heure ! On méprisera ce livre comme fétichiste. À la bonne heure !"   . Nous n’en croyons pas un mot : nul doute qu’un tel livre occupe à l’avenir la place qui lui revient de droit au sein d’une œuvre qui est l’une des plus stimulantes de notre temps