Dire que l'argent relève de la pulsion et nous éloigne de l'Autre ne suffit pas : le repli sur le moralisme ne doit pas occulter le rapport à d’autres disciplines.

Pour qui a participé au numéro spécial de Médium "L’argent maître" (juin 2008)   , le dernier ouvrage du psychanalyste Denis Vasse, L’Homme et l’argent, suscite d’abord l’intérêt, puis rapidement l’ennui et l’irritation. Résumons brièvement : tout objet, par définition, s’achète et se vend ; on lui associe donc une double représentation, celle du plaisir que procure son acquisition (assouvissement d’une pulsion), et celle d’un prix sur le marché. À ce monde des représentations objectives marchandes, Denis Vasse commence par opposer fermement celui du désir, qu’il ne faut pas confondre avec la pulsion car ce désir est d’un autre ordre ; "au-delà du principe de plaisir", il concerne la rencontre avec l’Autre. Ni objectivable ni susceptible de comblement, le désir qui engage l’être et non l’avoir nous mobilise au-delà de toute satisfaction.

On ne réduira donc pas ce désir de l’Autre à la poursuite d’un objet partiel ; ce serait substituer la pulsion à l’intransigeante vérité du désir, et refermer son ouverture. Pulsion d’emprise : la pulsion veut saisir, mais comment jamais s’approprier ou assujettir ce qui résiste infiniment aux échanges marchands qui proposent à chacun de combler sa chétive existence et son imaginaire petit moi ?

La vie est un autre nom de ce fond qui nous traverse ou de ce don qui nous soutient au-delà (en deçà) de toute objectivation. Reprenant les judicieuses distinctions proposées par Michel Henry, Denis Vasse enrôle cette Vie (greffée d’une majuscule) du côté de l’Autre qui, pas plus que l’Être ou l’inconscient, ne se représente. La scène du grand partage entre l’être et l’avoir est dès lors posée, à grand renfort de majuscules et de citations tirées de Lacan ou de Heidegger : l’argent, puissance universelle de nos échanges horizontaux, travaille à nous faire basculer dans l’oubli de l’Autre, voire de l’Être ; pourtant, sa circulation folle désigne en creux le sans prix ("la-Vie-n’a-pas-de-prix") ou ce qui ne s’échange pas – mais éventuellement se donne.

Face à cet ordre ou ce désordre désespérément plat des échanges économiques, le psychanalyste (et savant jésuite) n’a pas de mal à rappeler la nécessité de l’ordre symbolique pour mieux faire resplendir sa transcendance. Celui-ci règle nos vraies transactions à proportion qu’il reste hors d’atteinte ; Vasse insiste a contrario sur l’autoréférence de l’argent – la richesse n’a d’autre objet qu’elle-même, sa manipulation nous condamne à tourner dans le cercle d’une poursuite effrénée, elle ne fait ni croître ni naître, elle échoue à créer de la vraie valeur – opposée à la majesté symbolique que l’échange marchand ronge ou caricature. L’échange de parole en particulier, ouvert à la marque de l’Autre, et du même coup au manque, manifeste "le présent d’une présence" et fait de nous des sujets du désir plutôt que des consommateurs.


Comme il est facile à partir de ces thèses d’entraîner l’adhésion du lecteur ! Chacun partagera avec l’auteur cette phénoménologie de l’argent tirée d’un gros bon sens : qui ne ressent en effet, au-delà des plates séductions déployées par ce qui s’achète et se vend sur le miroir aux alouettes du marché, l’appel des "vraies richesses" et de valeurs plus authentiques ? Qui ne prétend être un sujet de désir, et non l’objet partiel de telle pulsion ? Qui, placé au pied du mur, ne préfère être à avoir ? Qui ne s’alarme en tous domaines des pouvoirs arrogants de l’argent ? Et qui n’a croisé d’effrayants Harpagon en effet travaillés par le "stade anal", le visage constipé par la rétention qui leur broie la pensée et les intestins, geôliers persécuteurs d’un capital inutile ? Pour nous convaincre, il n’est guère besoin sur cette voie de rappeler avec Lacan que "tout désir est désir de l’Autre", ni de mobiliser d’heideggeriens "acheminements de la parole", notre moindre expérience de sujet économique y pourvoit – mais cet ouvrage s’attarde à tresser l’évidence commune aux références les plus chics.

 "Seule la parole de vie (…) nous délie du lien économique de la représentation imaginaire d’un objet. Elle nous fait sujets de la Parole dans un rapport à l’Autre"   : ressassées au fil du texte, ces formules emphatiques font basculer l’argumentation dans l’incantation moraliste. Celui qui a compris une bonne fois l’équation selon laquelle argent = caca peut en effet s’y enfermer, quel besoin d’ajouter cent-cinquante pages ? Ce livre et la curiosité du lecteur seraient mieux employés à questionner un peu au-delà : fort de sa suffisance psychanalytique, Denis Vasse n’examine aucunement ce que l’argent apporte aux hommes (y compris symboliquement), la formation de la monnaie ne l’intéresse pas, les différentes fixations de la valeur ne sont pas son problème, la distinction des transactions marchandes et de la spéculation financière non plus, l’émergence (historique, anthropologique) d’une sphère d’activité détachée appelée ordre économique et son autonomisation progressive jusqu’à un certain vertige – à ces questions hors sujet, il répond objet partiel, attachement prégénital, caca vous dis-je ! Ne lui demandez pas d’apprendre un peu d’économie, ni de compliquer des distinctions simples (le sujet/l’objet, la pulsion/le désir, l’être/l’avoir, l’échange symbolique/l’échange marchand, etc…), ni de quel homme et de quel argent il traite : les chiens de faïence de son titre comme de ses concepts disent où nous sommes, dans un guignol binaire, une philosophie pour dessus de cheminée.

La psychanalyse ouvre formidablement la pensée quand elle dialogue avec d’autres disciplines, et son croisement avec les domaines économiques s’annonce stimulant. Le même outil de culture hélas, déchoit dans l’incuriosité quand il se replie sur sa doctrine pour prêcher les évidences morales, et sanctifier d’un point d’honneur spiritualiste l’opinion ordinaire