Ayesha Siddiqa explore l'univers inquiétant du complexe militaro-industriel pakistanais.

Il est désormais fréquent d’évoquer le concept d’État failli, alors que la communauté internationale   s’interroge – de manière récurrente – sur la mise au ban d’États telle la République islamique du Pakistan, sans cependant préciser quelle en seraient les modalités. Aussi l’étude d’Ayesha Siddiqa constitue-t-elle, à tout le moins, un rappel de réalités que les médias sous nos cieux tendent à ignorer. Est-ce d’ailleurs une méconnaissance de l’évolution du Pakistan de sa naissance (le 14 août 1947) à nos jours, ou une volonté d’appréhender la scène pakistanaise à travers le prisme que nous a offert une guerre contre la terreur née au lendemain des drames du 11 septembre 2001 ?

Bien des chercheurs, en quête de notoriété, souhaiteraient obtenir la publicité dont bénéficia – à son corps défendant – l’analyste militaire Ayesha Siddiqa. Tandis qu’elle avait déjà publié un ouvrage intitulé Pakistan's Arms Procurement and Military Buildup, 1979-99: In Search of a Policy   , elle proposa (au milieu de l’année 2007) une étude au titre significatif : Military Inc.  Inside Pakistan’s Military Economy   . Venue présenter son ouvrage au public pakistanais, Siddiqa – une nouvelle fois expatriée – fut enjointe d’écourter son séjour. Cependant, Military Inc. ne fut pas interdit. L’armée, s’étant vraisemblablement portée acquéreuse de l’ensemble des exemplaires alors en vente dans le pays   , décida-t-elle d’en tirer profit ? Ou le gouvernement alors présidé par Pervez Musharraf voulut-il démontrer – une nouvelle fois – que, contrairement aux régimes à dominante militaire précédents, il ne s’opposait pas à la liberté d’expression ? En tout état de cause, le public se précipita vers les librairies qui n’étaient pas – selon notre expérience – en mal d’approvisionnement.

Siddiqa choisit un thème périlleux : celui de l’emprise économique et financière (à la résonnance inquiétante) de l’armée sur la société pakistanaise, et cela avec l’assentiment de l’élite politique et financière. Et la démonstration à laquelle l’auteure se livre tend à balayer toute prévision optimiste selon laquelle cette institution consentirait, un jour prochain, à un retour dans ses casernes, tandis que ses décideurs prééminents – lesquels sont traditionnellement issus de l’armée de terre – renonceraient à l’influence politique, économique et financière dont ils jouissent. Les chapitres 2 et 3 de Military Inc. sont sans conteste les plus intéressants : l’un retrace le développement des ambitions de l’armée pakistanaise (de la naissance du pays au coup d’État fomenté par le Général Zia ul-Haq, au mois de juillet 1977) ; le second traite de l’évolution – d’après l’expression employée par Siddiqa – de la "classe militaire" de 1977 à 2005. Dès le premier coup d’État (qui eu lieu en 1958), l’armée – à dominance d’ailleurs pendjabie – s’attacha à consolider une hégémonie qui visait le champ politique, sociétal mais également économique. C’est là une réalité dont les Pakistanais sont au fait, mais ils ignorent sans doute l’ampleur du véritable empire financier qui a été mis en place.

 

 

À la veille du coup d’État fomenté par le Général Musharraf (le 12 octobre 1999), l’armée entamait une affirmation d’un genre particulier : elle se constituait en une "classe indépendante" dont le caractère demeurait cependant exogame. Et elle entendait assurer la pérennité de son hégémonie grâce à l’adoption de davantage de dispositions légales voire constitutionnelles.

Dans les chapitres 4 à 9, l’auteure vise à cerner le développement du capital financier de cette classe d’un genre bien particulier ; elle s’appuie sur le concept de "milbus" dont elle s’attache à décrire le fonctionnement pyramidal   , alors qu’au Pakistan, l’autoritarisme a souvent prévalu. Le terme de "milbus" désigne le capital dont bénéficie la fraternité militaire, en particulier ses cadres, mais également "un nombre limité de civils" (anciens militaires à la retraite ou non) qui dépendent du complexe militaro-industriel. Ce capital revêt diverses formes, allant de petites entreprises à l’apparente indépendance – telles des boulangeries, des fermes ou des écoles – aux quatre fondations les plus prééminentes   qui continuent d’afficher une vocation simple : celle d’offrir un débouché professionnel aux militaires à la retraite, alors qu’elles alimentent des sociétés de bienfaisance (welfare societies) qui s’adressent à cette même catégorie. De ce capital financier militaire, des biens industriels ainsi que des propriétés rurales et urbaines dont il se compose, l’on ne trouve évidemment aucune trace comptable officielle.

La lecture de Military Inc. est importante à l’heure où la Maison Blanche feint de demander naïvement à Islamabad qui, par exemple, contrôle les services de renseignements pakistanais (l’Inter-Services Intelligence ou ISI) dont nul pourtant n’ignore le caractère désormais tentaculaire. À la suite de l’acceptation de l’assistance militaire américaine – au milieu des années 1950 – et à l’adhésion du Pakistan aux pactes occidentaux, l’afflux d’argent permit l’hégémonie progressive de l’armée qui s’empressa de consolider ce que l’on pourrait qualifier de mythe fondateur. Elle continue ainsi de se présenter comme salvatrice face à l’ennemi indien, et prétend mener une lutte sans concession à l’encontre des fléaux intérieurs qui menacent le pays. Est-ce, comme l’affirme cette institution, que les représentants politiques et la bureaucratie, qui procèdent de la société purement civile, seraient incapables de répondre à leurs tâches, car ils seraient préoccupés par des motivations égoïstes ? Ou le corps militaire aurait-il accaparé d’immenses ressources qui auraient pu permettre le développement du Pakistan ? En tout état de cause, Military Inc. rappelle à ceux qui voudraient encore l’ignorer le pauvre engagement de l’élite politique dans une construction nationale à laquelle elle a toujours feint de se proclamer attachée. Au reste, l’argumentation de l’auteure s’applique aujourd’hui encore : le président Musharraf ayant enfin consenti à présenter sa démission (le 18 août 2008), la coalition gouvernementale issue des récentes élections de ce début d’année aura fait long feu. Et l’on peut se demander si une forme de compte à rebours n’a pas commencé : l’élite politique elle-même mais également les hauts fonctionnaires octroieront-ils, de nouveau, à l’armée le rôle d’arbitre ? Et celle-ci se contentera-t-elle d’une collaboration avec un gouvernement civil soumis à ses vœux, ou préférera-t-elle un retour à l’exercice total du pouvoir ?

 

 

Reste à juger de la structure de l’étude ici présentée. Siddiqa accorde sans doute un trop grand espace, dès son introduction, au "milbus", ce qui la conduit à des redites tout au long de son ouvrage. De même, estime-t-elle nécessaire de procéder à de longs récapitulatifs en fin de chapitre qui sont souvent inutiles pour qui souhaite lire l’ensemble de son texte. Sans nier l’apport novateur indéniable de l’ouvrage à la compréhension de la scène pakistanaise, on peut se demander si l’auteure n’aurait pu se contenter de deux ou trois longs articles qui lui auraient permis d’éviter ces écueils. Ses conclusions présentées sous cette forme n’auraient, il est vrai, pu autant attirer l’attention du public pakistanais, ou tout au moins d’une élite qui, néanmoins, demeure attachée aux privilèges d’antan.

Le Pakistan, à notre sens, ne constitue pas un Etat failli ; le mérite et la faute en reviennent au rôle très controversé de l’armée, laquelle n’a pas été à l’abri de la tentation d’apprentie sorcière. Et il est un thème de réflexion que Siddiqa se contente malheureusement de mentionner dans son chapitre 10 (qui constitue aussi sa conclusion) : la nécessaire étude, dans le contexte ici mentionné, de la montée du radicalisme islamiste en République islamique