Une reconstitution minutieuse de la querelle sur l’origine du système géo-héliocentrique qui contribue ainsi à l’histoire des sciences au XVIe siècle.

Disons-le franchement : La guerre des astronomes est un titre malheureux. Un titre facile, trop facile. La métaphore guerrière trahit un marketing éditorial qui dramatise à l’excès une histoire qui n’en demandait pas tant. Il faut reconnaître cependant que ce choix peut se justifier par la confidentialité de l’histoire (savante) de l’astronomie (de l’histoire des sciences en général), pas forcément réputée pour son côté sexy… Mais passons vite sur ce détail qui ne prête pas à conséquence. Parce que l’essentiel n’est pas là. La guerre des astronomes que nous proposent Nicholas Jardine et Alain-Philippe Segonds est un travail considérable. La querelle sur le système géo-héliocentrique y est très précisément reconstituée. Elle confronte différents savants de l’Europe de la fin du XVIe siècle : Tycho Brahe ("Tycho" pour les intimes), Nicolaus Raimarus dit "Ursus", Helisaeus Roeslin, Johannes Kepler, sans compter quelques seconds couteaux. Le différend est à la mesure de l’enjeu, à savoir la priorité dans l’élaboration du système. La trame est en apparence très simple : Tycho la revendique et accuse Ursus, également prétendant, de la lui avoir chipée par d’obscurs moyens. Les deux hommes s’opposent par lettres et opuscules interposés, enrôlant au passage des alliés, parmi lesquels Kepler, assistant et défenseur un peu malgré lui de Tycho.

L’intérêt de La guerre des astronomes tient d’abord à l’édition critique de l’Apologia pro Tychone contra Ursum de Kepler (ca. 1600) et de divers documents utiles à la compréhension de la querelle. Les textes sont traduits, commentés, mis en perspective dans les deux parties qui composent le second volume. Les lecteurs intéressés par l’histoire de la "Renaissance scientifique" y trouveront largement leur compte. Le travail participe d’une historiographie récente qui s’emploie à réévaluer les cultures astronomiques du XVIe siècle   . Au-delà, les profanes pourront y découvrir ce que la pratique de l’astronomie, c’est-à-dire une branche de la philosophia, pouvait alors signifier. L’intérêt de l’ouvrage réside aussi dans le questionnement des auteurs : dans le premier volume, ils identifient le cadre intellectuel, moral et culturel de la dispute. Loin de confiner le récit à la seule reconstruction rationnelle des arguments et des hypothèses astronomiques, La guerre des astronomes est une fable morale qui met en jeu l’autorité et la personnalité de faiseurs de monde : il indique combien le désir d’avoir (et de faire entendre) raison est une épreuve de force.

 


Refaire le monde par correspondance

Le système géo-héliocentrique de Tycho Brahe décrit le système solaire sur la base d’une combinaison des systèmes ptoléméen (géocentrique) et copernicien (héliocentrique) : la Terre y occupe un centre inerte de l’Univers autour duquel la Lune et le Soleil tournoient, tandis que les autres planètes accomplissent leur révolution autour du Soleil. Tycho s’emploie à monopoliser l’attention des astronomes comme des princes des grandes cours européennes. Son système est sa carte de visite, le signe de sa compétence. Mais les concurrents ne manquent pas. L’effervescence dans l’élaboration d’hypothèses est grande dans les années 1580-1590.



En 1588, trois versions du même système sont disputées dans la "fureur" (dixit Jardine et Segonds) : celle de Tycho, celle d’Ursus, celle enfin de Roeslin. Si les caractéristiques principales sont communes, des différences sont introduites qui individualisent chaque tableau du monde céleste (trajectoire des comètes, mouvement de certaines planètes, interprétation des Anciens, etc.). Les astronomes refont le monde et se répondent à distance. Certes pas n’importe comment. Les systèmes sont élaborés avec soin suivant des codes de composition très prescriptifs. Le decorum de la démonstration astronomique impose notamment l’administration de la "preuve". Les systèmes disent le monde tel qu’il est à portée de lunette. La spéculation est ici cadrée par un impératif de référentialité. Au jeu de la vérification par l’observation, Tycho pense d’ailleurs pouvoir devancer ses adversaires. La possession d’instruments d’observation puissants le place dans une "position dominante comme arbitre des systèmes du monde"   . Cette capacité relève aussi du bluff. Tycho sait qu’il peut en rajouter et qu’il ne viendrait à personne, si ce n’est Ursus, de lui contester sa suprématie.

La validité est autant définie par l’observation des corps célestes que par le jeu de l’interprétation des textes faisant autorité. Le caractère contraignant de l’art de la spéculation n’est jamais aussi visible que lorsque les systèmes enfreignent des monuments sacrés. À cet égard, les Saintes Écritures s’imposent – et sont imposées – de toute leur force. L’hypothèse copernicienne d’un système héliocentrique a mis à l’épreuve les dogmes quelques décennies plus tôt. Le système géo-héliocentrique est bien plus prudent. Peu importe son auteur, il parvient peu ou prou à sauver les phénomènes (les mouvements apparents des corps célestes) tout en ménageant les susceptibilités théologiques et philologiques.


L’histoire des sciences a abondamment discuté l’importance de la révolution de l’imprimerie dans la circulation des savoirs. Ils s’incarnent et transitent par les imprimés, créant alors des communautés de lecteurs   . La guerre des astronomes montre comment l’usage de la correspondance contribue aussi de beaucoup à la matérialisation des spéculations astronomiques. Un commerce des idées s’instaure entre les astronomes par l’intermédiaire des lettres. Il donne à voir les formes de sociabilités des élites savantes de l’époque. Comme l’indiquent Jardine et Segonds, "la culture dans laquelle Brahe, Rothmann, Ursus, Roeslin et Kepler vivaient était une culture épistolaire, où l’art d’écrire une lettre était au centre d’une éducation humaniste et d’un genre de vie."   À travers les formules de salutation, par exemple, c’est le statut des destinataires qu’on peut considérer. De même, les modes d’auto-présentation indiquent beaucoup quant à la qualité du scripteur. Pour augmenter le crédit symbolique d’une lettre, les marques de prestige s’avèrent utile. Ainsi la page du titre du De astronomicis hypothesibus tractatus (1597) présenté par "NICOLAS RAIMAR URSUS DU DITHMARSCH, MATHEMATICIEN DE SA SACRO-SAINTE MAJESTE, L’EMPEREUR"   . Les codes de communication sont fortement ritualisés et les épistoliers ne peuvent en principe s’en départir. Cela n’empêche pas cependant que des éléments impurs se glissent dans les lettres. Une petite pique ça et là, par exemple. Les astronomes viennent alors à manquer de discipline et ne tardent pas à se faire rappeler à l’ordre par leurs bienfaiteurs, toujours informés d’une façon ou d’une autre de leurs agissements.


Les lettres souvent virulentes l’attestent : Tycho tient très fort à "son" système. La tension est grande entre le désir d’hégémonie intellectuelle et l’humilité qu’un savant est supposé honorer. Il parvient à coucher sur le papier l’ordonnancement des cieux. En un mot, il découvre l’essence secrète du cosmos et par là l’intention divine la sous-tendant. Tycho affirme de cette façon son omniscience. Le fantasme d’une clôture inséparablement esthétique et cognitive en fait un architecte céleste. Une passion dévorante qu’il partage avec ses rivaux. C’est le cas d’Ursus, qui désire offrir rien de moins qu’"une astronomie authentique, absolument parfaite en tous ses composants"   . On comprend pourquoi dès lors l’astronome danois ne veut pas se laisser doubler par son concurrent Ursus, l’"infâme" et "misérable" (sic) voleur de système (lettre à Hagecius, 14 mars 1592   ).

 

Aux sources de la lutte : Faire autorité en astronomie


Les savants se révèlent dans leur faillibilité. L’inclination à vouloir laisser son nom pour la postérité, à défier ainsi la mort   , n’est pas le moindre de leurs travers. L’image de la guerre est exagérée mais elle capte assez bien la montée en régime des discours. En effet, les savants s’échauffent à mesure que la querelle de priorité gagne en intensité intellectuelle. Les lettres décryptées par Jardine et Segonds sont pleines d’indices qui permettent d’envisager les raisons de la dispute, ou à tout le moins de formuler des conjectures assez solides. Pour les auteurs, c’est une question de priorité, et plus encore d’honneur, qui partage les astronomes. Tycho et Ursus se volent dans les plumes parce que l’un et l’autre sont persuadés d’avoir été offensé : Tycho est outragé par la spoliation présumée d’Ursus, tandis qu’Ursus est ulcéré de se voir qualifié de "plagiaire" par Tycho. Très vite, le différend est formulé dans les termes d’une morale pratique de la science. C’est un duel qui ne peut se solder que par la destitution symbolique de l’un des deux savants.

Peut-être le caractère pathétique de la mise en scène des affects résulte-t-il du flou normatif dans les modes de clôture de la controverse. Les prétendants sont d’autant plus énervés qu’il leur manque les outils qui leur permettraient d’imposer leur signature une bonne fois pour toutes. Toujours est-il que la dispute fait couler beaucoup d’encre. Les échanges laissent apparaître des opinions souvent tranchées. Les épistoliers ne s’embarrassent pas pour anéantir leurs rivaux. S’ils n’en viennent pas aux mains, ils multiplient les invectives, les insultes, les attaques ad personam. Les argumentaires mêlent les mots crus aux preuves astronomiques. Les discours sont stratégiquement orientés : les textes visent à entraîner la conviction du ou des destinataire(s) (certaines lettres sont envoyées à plusieurs interlocuteurs à la fois), par la force d’arguments douteux s’il le faut. Dans ces duels, tous les protagonistes ne sont pas logés à la même enseigne. Il faut savoir d’où l’on parle, reconnaître sa position dans la hiérarchie des savants européens avant même oser formuler une hypothèse.



Plus que les autres, Tycho n’a de cesse de réaffirmer sa puissance et son prestige. Et les signes ne manquent pas. D’origine aristocratique, le Danois est parvenu à construire un petit empire savant : "Prince des Mathématiciens" sous la protection du roi Frédéric II, il fait édifier un palais dédié à Uranie (Uraniborg), le plus grand observatoire d’Europe, il impose ses talents d’observateur, dispose d’instruments puissants et d’un réseau de savants acquis à sa cause   . Ursus, de son côté, ne peut soutenir la comparaison. Il est à la solde de l’Empereur Rodolphe II, mais ne peut pas compter sur les mêmes moyens que Tycho. Il est sans cesse rappelé à l’ordre de son infériorité sociale par Tycho. À la limite, Tycho concède qu’il se fait violence en s’abaissant à la controverse avec un savant de moindre importance : "J’avais décidé, écrit-il à Hagecius, de ne pas consacrer un seul mot ce misérable plagiaire et voleur, car je le jugeais indigne de mention."   Pourtant, il ne peut laisser impunie l’agression supposée d’Ursus. C’est pourquoi il s’épuise dans une vendetta. Car c’est sa grandeur qui se trouve contestée. L’épreuve du plagiat l’oblige à restaurer son intégrité morale et le pousse à surenchérir dans la querelle. Quitte à blesser avec des noms d’oiseaux. Ainsi pour Tycho, Ursus (l’"impurus nebulo") ne fait rien d’autre que de "se parer des plumes de paon" (lettre à Rantzau, 21 décembre 1588). Ursus n’est pas en reste. L’épigramme de son De astronomicis hypothesibus n’est pas plus élégant : "Que crèvent d’envie les boyaux de ce petit envieux de Danois, dont le nez est la chose du monde la plus répugnante."  

Comme le suggèrent Jardine et Segonds, les procédés rhétoriques et les stratégies discursives employés par les astronomes pour décrédibiliser leur(s) adversaire(s) révèlent des mécanismes socio-intellectuels et moraux caractéristiques de la science à l’orée de la modernité scientifique. Néanmoins, les règles du combat manquent de clarté. La notion de "priorité" est par exemple instable à l’époque. Sa définition n’est pas précisément posée, cependant que les formes de l’autorité – i.e. la "fonction-auteur" dont parle Michel Foucault – s’établissent peu à peu. En montrant la pluralité des techniques d’accréditation de la priorité, l’enquête finit par dénaturaliser quelque chose qui paraît aller de soi, à savoir la prétention à posséder une sorte de droit de garde (et de regard) sur des accomplissements intellectuels "personnels". Le copyright demande par conséquent un surcroît d’investissement des prétendants : pour que la priorité soit reconnue à Tycho ou à Ursus, il est indispensable que la petite troupe d’astronomes se donne des critères valables pour tous. En sorte que le tribunal auto-institué de la raison tranche pour de bon.


Il est clair à cet égard que la "priorité temporelle" tend à s’imposer en pratique. Le premier à publier, c’est-à-dire à "rendre public", est a priori certain de faire reconnaître sa contribution. Nul ne pourra alors le lui contester. Mais là encore, les supports matériels de la priorité sont flous. Jardine et Segonds rappellent ainsi qu’au début de la période moderne, la priorité temporelle peut être accordée sur la base d’imprimés, mais aussi "de lettres et de copies de lettres, par l’insertion de marginalia ou d’adversaria dans des livres, par la production de figures ou de modèles, par transmission orale."   Autant dire que tous ces moyens sont bons pour s’affirmer avant les autres. D’autant qu’Ursus récuse la priorité temporelle de Tycho, en attribuant à un Ancien, Appolonius de Perge, la propriété de ses hypothèses. Et au reste si ces preuves matérielles n’y suffisent pas, alors il est encore possible de se trouver des témoins pour plaider sa cause. C’est le cas de Kepler, que Tycho parvient à "recruter" pour sa défense. Il n’en demeure pas moins que le positionnement de Kepler est trouble. Avant de rédiger le Contra Ursum, le mathématicien s’est approché d’Ursus. Tycho finit par l’apprendre et lui en fait grief. Pris en délit de double jeu, Kepler n’économise pas ses efforts pour regagner les faveurs et la confiance de Tycho. C’est que le Danois est bien plus utile à la carrière en dents-de-scie de Kepler qu’Ursus, savant de moindre importance. Le zèle de Kepler dans la défense de Tycho est à la mesure des profits matériels qu’il espère réaliser : la défense des hypothèses de Tycho peut s’échanger en effet à prix d’or. Mais l’ardeur de Kepler n’apaise pas Tycho, désormais sur la défensive.

De la science à la justice, il n’est qu’un pas. Vers 1599, Tycho déplace la querelle sur le terrain judiciaire. L’affaire est jugée à Prague sous l’autorité de l’Empereur. Las pour Tycho, la mort de son rival en 1600 fait obstacle à une réparation symbolique en bonne et due forme – i.e. l’humiliation publique d’Ursus confondu par les preuves accablantes produites par Tycho et ses témoins. Il parvient malgré tout à ordonner la destruction par le feu des opuscules délictueux d’Ursus. Faute de combattants, la querelle est vite consumée. Et Kepler d’emporter finalement le morceau : succédant à la mort de Tycho (1601) au poste de mathématicien de l’Empereur, Kepler peut laisser derrière lui la querelle pour se consacrer à l’étude d’un système véritablement copernicien. Exit les relents de géocentrisme tychonien et le théologiquement correct.
 
Les auteurs, casques bleus de l’histoire des sciences, traquent les faux-semblants et pistent les tactiques en coulisses sans jamais s’ériger en redresseurs de torts post-mortem. L’ambition n’est pas de réhabiliter les perdants, par exemple de faire d’Ursus un beautiful loser ou de Tycho un savant obsédé par sa propre gloire, et encore moins de succomber à la fascination des "grands" hommes de la science d’hier. Non, Jardine et Segonds prennent le parti d’un traitement distancié, indices à l’appui de thèses toujours prudemment exposées, tirant peu à peu les fils de l’intrigue. À l’encontre de l’image souvent véhiculée par l’histoire classique de la Renaissance scientifique d’un progrès linéaire depuis l’Antiquité jusqu’à la révolution copernicienne, le travail de Jardine et de Segonds met en lumière l’extraordinaire foisonnement des hypothèses astronomiques. Au placard les méta-récits et les téléonomies de la Vérité : cette histoire là ne s’effraie pas de la contingence, des inconséquences, des valses-hésitations, des faiblesses. Les auteurs font valser les hypothèses, retournent les lettres en tous sens, accumulent les conjectures sur les intentions des architectes cosmiques. La publication prévue de nouveaux volumes composés d’œuvres d’Ursus (dont le Fundamentum astronomicum imprimé en 1588) et de Roeslin entretient heureusement le suspense

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- la critique du livre de Massimo Bucciantini, Galilée et Kepler. Philosophie, Cosmologie et Théologie à l'époque de la Contre-Réforme (Belles Lettres), par Antoine Roullet.

Un livre qui interroge les rapports entre Galilée et Kepler. La naissance de la science moderne dans toutes ses contradictions.