Un livre qui interroge les rapports entre Galilée et Kepler. La naissance de la science moderne dans toutes ses contradictions.

Le livre de Massimo Bucciantini reprend la question des rapports entre les deux acteurs majeurs de la "révolution scientifique" du premier XVIIe siècle, en écornant certaines images d’Épinal, déjà dénoncées, mais souvent encore vivaces dans l’esprit du public et dans une part de l’historiographie, comme l’opposition entre un Kepler "maniériste", volontiers mystique, dont le travail s’épanouit à l’ombre de la légende noire de Rodolphe II, et un Copernic "classique", rationaliste. Le livre reprend une vieille question d’histoire des sciences, celle du refus par Galilée de la thèse képlérienne de la forme elliptique des orbites planétaires, traitée dès les années 1950 par Panofsky, qui répondait que Galilée trouvait les idées de Kepler inacceptables sur des bases esthétiques. Massimo Bucciantini souhaite reprendre au plus près la question des relations entre les deux scientifiques coperniciens.


C’est l’occasion d’une étude minutieuse qui s’appuie sur leur correspondance, leurs amitiés intellectuelles, leur rapport à la tradition, de manière parfois extrêmement précise et érudite ("chapitre III : Août 1597, microhistoire d’une lettre"), en retraçant les réseaux par lesquels l’information scientifique transite entre l’Italie et l’Empire. L’étude répond magistralement à la question "Quel Kepler a pu connaître Galilée ?" et s’attache ensuite à voir dans quelle mesure les hypothèses et les conclusions képlériennes, telles qu’elles étaient présentées au mathématicien florentin, pouvaient s’intégrer dans sa propre démarche scientifique, en dépouillant chronologiquement la correspondance entre Kepler et Galilée et la circulation des manuscrits de Kepler, pour réévaluer les lectures du florentin. Cela permet de reprendre les principaux acquis de la révolution astronomique du début XVIIe siècle, en remontant à leur relation commune mais différente à Tycho Brahe, en mettant en évidence la construction circonstanciée des théories de chacun, en fonction des controverses scientifiques et religieuses qui naissent autour de Tycho Brahe et de la reconnaissance du travail de Copernic, replacées dans un réseau dense de lettres, de techniques et d’intermédiaires qui permettent à l’auteur de décrire la production des faits scientifiques dans tous ses aspects. C’est l’occasion aussi de présenter la démarche de Galilée indépendamment des persécutions dont il a fait l’objet, et de mettre en évidence son copernicianisme précoce, très différent de celui de Kepler. L’ouvrage se penche enfin sur certains problèmes traditionnels, comme la controverse entre Fludd et Kelpler, déjà étudiée par Cassirer et Yates. La grande force de la démonstration est de reconstruire à partir d’une question précise – le refus des orbes elliptiques par Galilée - l’ensemble de la démarche des deux scientifiques en la reliant à leur position dans les autres débats du temps, comme le débat sur les taches solaires, la question des novae ou celle des comètes, pour présenter deux systèmes également novateurs mais irréconciliables, sans sacrifier la complexité du débat, dans lequel le lecteur navigue aisément, notamment grâce à l’index onomastique et à la bibliographie fournie en fin d’ouvrage.


On a pourtant parfois l’impression que le questionnement légitime de l’ouvrage – pourquoi Galilée n’a-t-il pas accepté une proposition scientifique de Kepler dont la postérité a démontré qu’elle était juste ? - reste très dépendant d’une vision assez téléologique de l’histoire des sciences, qui se demande pourquoi celle-ci n’offrait pas, dès cette époque, le beau visage lisse et triomphant que lui donne un regard rétrospectif, même si, inévitablement et heureusement, l’auteur en arrive à la conclusion que la révolution scientifique n’était pas une et que dès le départ "la science copernicienne du mouvement qu’a voulue Galilée a été a été l’antithèse et la rivale de la nouvelle dynamique de Kepler". On s’en doute avec un tel questionnement, le livre qui, comme le dit Maurice Clavelin dans la préface, "réintègre pleinement dans l’histoire des sciences" une question qui tendait parfois à s’en affranchir, semble parfois retomber dans les travers d’une histoire très internaliste, qui conçoit l’évolution des sciences comme un champ autonome et fermé, dans lequel les controverses scientifiques trouvent nécessairement leur explication dans une histoire des idées et des théories scientifiques. Cette perspective a peut être empêché que le sous-titre "philosophie, théologie et cosmologie" ne porte toutes ses promesses, puisque le livre reste parfois prisonnier du cheminement un peu éthéré de la pensée de chacun des deux personnages, en dialogue avec quelques autres grandes figures, comme John Dee ou Giordano Bruno. La philosophie et la théologie, comme la situation politico-religieuse joue ici le rôle d’un théâtre contraignant qui conditionne de l’extérieur la pensée de chacun. Si le livre s’interdit peut-être de creuser véritablement les relations entre la pensée scientifique et les controverses théologiques, la grande érudition de l’auteur permet de brosser le tableau de la naissance de la science moderne dans toutes ses contradictions.

 Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.

 

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Une reconstitution minutieuse de la querelle sur l’origine du système géo-héliocentrique qui contribue ainsi à l’histoire des sciences au XVIe siècle.