Une série d’essais qui posent la question cinématographique du partage de l’image et de la parole. Une relecture de l’histoire du cinéma depuis Shoah.

À l’origine de Ciné fil est la proposition qu’avait faite Jean-Michel Frodon à Hubert Damisch d’écrire une série d’articles dans les Cahiers du cinéma : s’y dessine une réflexion que l’auteur poursuivra et complètera en d’autres occasions, interventions ou publications. Ces textes, écrits entre 2004 et 2007, sont réunis après remaniement dans l’ordre de leur parution et précédés d’une introduction inédite dans laquelle Hubert Damisch précise le fil conducteur de ce recueil : comprendre comment le cinéma a pu devenir parlant sans se perdre. Car, s’il était possible de reconnaître au cinéma muet un langage sui generis, comment "qualifier une pratique artistique qui jouerait concurremment de substances d’expression en elles-mêmes hétérogènes, et sur leur jointure ?"   .

Ce fil, bien sûr, en croise beaucoup d’autres. À commencer par celui de la "pureté des arts" et du rapport qu’entretient notamment le cinéma avec la peinture. S’intègre ainsi au propos l’usage fait par Rohmer du Cauchemar de Füssli dans La Marquise d’O… : parce que le plan dont il est question correspond dans le texte de Kleist au non-dit du viol, le recours au tableau confère à ce moment du film une force qu’aucun discours ne pouvait lui donner. Mais, pour cette raison aussi, on aurait tort de n’y voir qu’un effet de citation, le fruit d’une tentation "pictorialiste", car l’image renvoie moins ici au tableau de Füssli qu’à l’ellipse de Kleist, c’est-à-dire au texte. Davantage que de l’émergence du pictural au sein du filmique, cet appel au tableau témoigne donc de la capacité du cinéma à s’hybrider pour se donner des moyens narratifs qui in fine n’appartiennent qu’à lui et déplacent sans cesse la frontière du montrer et du dire.

Car tel est, fondamentalement, l’enjeu de ce livre. Et si le fil qui relie les différents "chapitres-essais" de Ciné fil peut sembler se faire parfois ténu, c’est que l’ouvrage ne cesse de reposer à différents niveaux et dans divers contextes la question de l’impossible partage de l’image et de la parole au cinéma. À cet égard, le dernier texte, "D’un cinéma enfin parlant", également publié dans l’ouvrage collectif dirigé par Jean-Michel Frodon, Le Cinéma et la Shoah. Un art à l’épreuve de la tragédie du XXe siècle   , paraît fonctionner moins comme l’aboutissement et la conclusion de Ciné fil que comme une unité close et suffisante à elle-même.


Montage et parole "coupée"


Le premier paradoxe de l’histoire du cinéma tient à ce qu’il aura fallu que le cinéma devienne "parlant" pour considérer sa période antérieure comme "muette", et par conséquent la définir par un manque. Cette privation est un effet de lecture rétrospective car, en dépit de son nom, le cinéma muet n’était pas pour autant sans paroles : celles-ci se lisent, précisément ou confusément, sur les intertitres ou sur les lèvres des acteurs.

Le cinéma avait donc accès à la parole selon un double phénomène de coupe : “celle-là qu’impliquait, matériellement parlant, la pratique du montage ; et cette autre que constituaient les encarts insérés pour ainsi dire à la perpendiculaire dans la continuité du défilement des images”   .

En ce sens, Hubert Damisch s’inscrit dans la tradition historique selon laquelle le cinéma aurait accédé au rang d’art véritable par l’invention du montage. Mais, en en soulignant le fonctionnement paradoxal qui consiste à produire de la continuité en passant par la discontinuité (la "taille" dans la substance filmique), il reprend cette tradition pour la confronter à la question de la vérité et du suspens critique, soit d’une exigence qui suspendrait le montage même : le fil de Ciné fil est d’abord celui d’une parole qui ne saurait souffrir d’être coupée.




Le montage du désastre : cinéma et Shoah

Si la Shoah pose de manière cruciale la question de l’articulation du dire et du montrer, c’est qu’elle confronte son spectateur à une double "invisibilité" : à des images qu’on "ne peut voir" parce qu’elles sont absentes (images des chambres à gaz) ou insupportables (images filmées lors de l’ouverture des camps et diffusées lors des procès de Nuremberg). Mais cette impossibilité de voir entraîne aussi une impossibilité de dire. Car comment les images de la Shoah s’accommoderaient-elles d’une parole qui prétendrait leur imprimer un sens ? À Nuremberg, leur "montage" ne pouvait être qu’un bout à bout dont toute parole était superfétatoire. Et lorsque, en 1946 dans The Stranger, Orson Welles utilise pour la première fois ces images dans un film commercial, il obéit à la même logique : les documents utilisés ne laissaient aucune marge à l’imagination et ne pouvaient admettre aucun montage en ce qu’ils constituaient des "morceaux irréfragables de réalité"   . L’horreur, en l’emportant sur le sens, les rendait insécables : c’est le montage, instrument du discours cinématographique, qui est ici coupé.

L’alternative entre ces deux invisibilités devait faire place à une nouvelle manière d’user de la caméra : ne plus attendre d’une parole impossible qu’elle vienne s’ajouter à une image invisible, mais inverser ce rapport et "créer l’image par la parole". Ainsi Treblinka était un non-lieu et une non-image avant que Lanzmann ne vienne y planter sa caméra. Au lieu de congédier la parole, les images de Shoah en résultent. Finalement, ce qui advient dans le cinéma moderne, presque un demi-siècle après la naissance du parlant, c’est l’avènement d’ "une parole à voir" : le cinéma devient alors capable de saisir les modalités de la profération sur la Shoah et dans ces circonstances, si incarnées, se donne à voir quelque chose qui n’est pas étranger à ce qui se dit. La caméra saisit alors tout ce que montre la parole : dans cette image visible de la Shoah, la distinction du montrer et du dire devient, "pour de bon", impossible.

En arguant que ce pas décisif du cinéma fut fait par le film de Lanzmann et lui seul   , Ciné fil pose cependant une thèse radicale qui fait de Shoah le telos à partir duquel toute l’histoire du cinéma est relue, semblant parfois réduire les trouvailles du muet, de Welles ou encore de Resnais à de simples "préfigurations" de ce qui ne devait se réaliser qu’avec Lanzmann


* À lire également sur nonfiction.fr :

- La critique du livre dirigé par Jean-Michel Frodon, Le Cinéma et la Shoah (Cahiers du cinéma) par Antoine De Baecque