Un ouvrage indispensable sur la représentation de la Shoah - un peu trop frileux cependant sur certaines questions de fond.

L’ouvrage dirigé par Jean-Michel Frodon, actuel directeur des Cahiers du cinéma, est l’aboutissement de trois années de séminaires, programme initié lors de la préparation des célébrations du 60e anniversaire de l’ouverture d’Auschwitz, le 27 janvier 2005. On retrouve dans l’organisation du livre les traces de ces rencontres, puisque des textes assez différents dans leur statut et leur objet, présentés selon leur thématique ou la géographie du cinéma qu’ils proposent, y côtoient un entretien avec Claude Lanzmann et une longue "conversation" entre six intervenants (les historiennes Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka, la philosophe Marie-José Mondzain, le cinéaste Arnaud Desplechin, les critiques Jacques Mandelbaum et Jean-Michel Frodon), enregistrée au Moulin d’Andé, en Normandie, point d’orgue de ce travail collectif. A ces entrées un peu disparates, forcément inégales, s’ajoutent de fort précieux éléments documentaires, bibliographiques et filmographiques, ainsi qu’une quarantaine de pages de "ressources" très stimulantes : de multiples photogrammes tirés de films parfois rares, parfois attendus mais souvent surprenants.
 
Le principal est évidemment de trouver dans ce livre collectif les outils qui permettent de reconstituer une perception des manières dont un événement historique comme la Shoah a marqué le siècle de son empreinte. Mais, surtout, a contribué à modifier en profondeur nos modes de perception et de représentation de l’histoire, à travers le cinéma. Car le cinéma permet de poser et de reposer la question de la représentation possible de la Shoah. D’abord, il est un outil documentaire qui a joué un rôle décisif dans la construction du savoir sur cette période. Il a également tenu sa place dans la diffusion nécessaire des formes les plus traumatisantes de l’événement. C’est ainsi en grande partie grâce au cinéma que les procès de Nuremberg ont rencontré un large retentissement, premier événement du genre à faire un usage si massif de l’art nouveau, aussi bien comme preuve que comme vecteur pédagogique. Ensuite, le cinéma est un dispositif de fiction qui, à propos de la représentation de la Shoah, a très vite interrogé l’art dans son fondement éthique : pouvait-on représenter l’extermination, l’archiver visuellement, en témoigner, la reconstituer ? C’est au croisement de ces deux problématiques que se tiennent la plupart des textes ici réunis. La part "documentaire" est sans doute la plus connue et la moins surprenante. Ce sont donc les textes qui s’arrêtent délibérément sur la part fictionnelle qui m’ont semblé les plus intéressants, notamment ceux de Jacques Mandelbaum sur la résurgence de certaines images de la Shoah dans les films de fiction européens, et de Bill Krohn sur quelques films peu connus hollywoodiens qui n’ont pas hésité, dès l’époque, à déplacer leur décor vers les camps de concentration.


Au coeur de l'irreprésentable

Mais au cœur de ce livre, il y a le débat sur la condition de possibilité de la représentation d’un tel événement. La représentation de la Shoah relève-t-elle de l’impossible, et quelles sont les résonances d’un tel interdit de l’image, ou au contraire de sa présence réactivée comme image omniprésente, dans la société contemporaine ? Quelle serait la "présence fossile" de l’extermination aujourd’hui ? Comment la Shoah peut-elle "faire image" ? On connaît le refus de la reconstitution, fondé sur une morale de l’histoire autant que du cinéma, qui a conduit depuis le début des années 1960 à la condamnation de cette visualisation, jugé moralement impossible, de l’extermination (par exemple chez Jacques Rivette dans un texte célèbre, "De l’abjection", à propos des effets cinématographiques et esthétiques du premier film qui, en Occident, reconstitua comme une "fiction historique" un camp de la mort, Kapo de Gillo Pontecorvo, en 1962). En 1985, avec Shoah, Claude Lanzmann va plus loin et son film affirme l’impossibilité de l’usage de toute image directe, archivistique, de la Shoah, "puisqu’elles n’existent pas", dit l’auteur de cette somme fondée sur l’unique témoignage de vivants remis en scène sur les lieux et dans les "conditions" (gestuelles, mémorielles, symboliques) de l’extermination.

Périodiquement, ensuite, au cours des années 1990, la controverse sur l’image de la Shoah reprend, relancée en 1993 par le film de Steven Spielberg, La Liste de Schindler (reconstituant avec les moyens et les effets du cinéma hollywoodien l’expérience du camp d’extermination et presque, à un moment donné du film très critiqué, celle de la chambre à gaz à Auschwitz), puis de nouveau réarmée par le film de Roberto Benigni, La Vie est belle (1997), et enfin parachevée par la polémique qui oppose, en 1998, Claude Lanzmann et Jean-Luc Godard dans les Inrockuptibles à propos de l’existence même de telles images tournées à l’époque. Si bien qu’à défendre coûte que coûte l’impossibilité de l’image, Claude Lanzmann et ses proches ont fini par ériger en une sorte de dogme ce qui était en 1985 un vrai principe de cinéma, débouchant sur un film à la fois essentiel et magnifique parce qu’il imposait une idée cinématographique : témoigner de la Shoah à partir de l’image manquante. Cependant, quand, quinze années plus tard, le manque devient un tabou absolu de la représentation, toutes les interprétations et toutes les analyses semblent bloquées.


L'image source

Ce déni de l’image à propos de la Shoah accompagne l’unicité exemplaire de celle-ci. Mais tout comme s’est développée une idéologie de la modernité modélisante de l’holocauste   , contrant le dogme de sa spécificité irréductible, est également apparue une pensée de la présence des images de la Shoah, même de l’exemplarité de celles-ci, devenant pour certains l’image souche de la tragédie du XXe siècle. En 2001, l’exposition et le livre, Mémoire des camps, photographies des camps de concentration et d’extermination, sous la direction de Clément Chéroux, puis, en 2003, l’ouvrage de Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, ont affirmé cette thèse, mettant en exergue quatre photographies prises clandestinement depuis l’une des chambre à gaz d’Auschwitz-Birkenau par les membres d’un Sonderkommando. Cette phénoménologie de l’imaginable touche ainsi, selon Didi-Huberman, au réel de l’extermination "malgré tout", déchirant les écrans du "fétichisme de la non-image".

A ce propos, le livre des Cahiers du cinéma se montre extrêmement prudent (trop ?), bridant souvent volontairement ses tentatives d’interprétation, tiraillé qu’il semble être entre sa fidélité à Lanzmann, qui y réaffirme sa position avec force (mais personne ne conteste qu’il a réalisé avec Shoah l’un des films les plus importants de l’histoire du cinéma), et la volonté de se montrer ouvert aux lectures historiennes et philosophiques des images les plus novatrices. On trouvera étrange, à titre d’exemple, que les textes de Georges Didi-Huberman soient renvoyés au "typiquement médiatique"   , ou à cette fin de non recevoir: "Peu susceptible de faire avancer la réflexion…"   , tout en ne citant pas le récent article des Annales HSS, "Falkenau 1945", sur Samuel Fuller, dont le film enregistré en 1945 à l’ouverture du camp se trouve par ailleurs amplement commenté dans le livre. C’est là refuser de considérer une interprétation qui place l’image de la Shoah au cœur de la représentation du siècle des extrêmes. C’est pour cette raison qu’on pourra dire de ce livre qu’il suscite une lecture fondamentalement partagée, oscillant entre la somme indispensable et la politique de l’autruche.


> Jusqu’au 1er mars, programmation "Un art à l’épreuve de la tragédie", à la Cinémathèque française, 51 rue de Bercy, 75012 Paris.

> Pour une problématique voisine dans le domaine de la littérature, voir sur nonfiction.fr L'éthique du témoignage.

> Voir également la polémique sur nonfiction.fr.

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