Une analyse de cinquante ans d'art post-concentrationnaire, confronté à la problématique de l'indicible. Comment raconter les camps ?

Témoignage en résistance est un panorama dantesque de l'art post-concentrationnaire qui réduit à une peau de chagrin l'aura du célèbre dictum d'Adorno "On ne peut plus écrire de poésie après Auschwitz". Sur le mode de l'exposé, Philippe Mesnard analyse près de cinquante ans d'art post-concentrationnaire avec une rigueur millimétrée et une documentation étendue dont la bibliographie redonne tout son sens au mot "titanesque". La perspective de Philippe Mesnard n'est pas pour autant descriptive, mais analytique. Il accorde un soin tout particulier à décortiquer et confronter chacun des très nombreux extraits pris en exemple : il en analyse la grammaire, la syntaxe, la focalisation, etc. L'analyse littéraire systématique permet de pointer du doigt les différences majeures qui touchent la représentation de l'épisode concentrationaire. Il distingue quatre types d'écritures : l'écriture réaliste, l'écriture symbolique, l'écriture critique, et l'écriture du pathos. Toutefois, malgré leurs différences d'appréciation, ces écritures se rejoignent dans un projet commun : le témoignage en résistance, mais aussi pour la résistance.

Comment l'art peut-il rendre compte d'une réalité dont les seules traces viennent des témoins ? La question de la réception et celle de la transmission sont étroitement liées et posent problème. Les lacunes de la réalité apparaissent assez rapidement évidentes et gênantes, parce qu'on n'a pas le droit d'oublier. C'est là que la fiction prend le relais du témoignage. Seulement, ce constat se confronte à un second probème : il n'est pas possible de décrire de manière naturaliste "la réalité" des camps de concentration parce que celle-ci transcende l'humanité. Il faut avoir recours à ce que Philippe Mesnard appelle les "écrans de la transparence" pour masquer la béance laissée par l'invisible, par les oublis et par ce que l'on ne peut même pas concevoir. La tentation de l'écriture symbolique est alors forte. La métaphore devient le moyen de "redécrire la réalité" voire, pour aller plus loin, de la redéfinir. Cette polysémie est nécessaire à la compréhension de l'inconcevable, parce que de la même manière que les victimes des camps ont été déshumanisées, le langage des camps a été délexicalisé. Toutefois, la controverse est violente : le mythe et le symbole sont autant de masques qui occultent la réalité, ou plutôt qui la rendent sibylline. La "vérité" est ailleurs.

L'écriture "documentaire", selon Philippe Mesnard, ne suffit pas à dire la vérité. Dire la vérité – dans le cadre de l'art concentrationnaire – implique des lacunes, inhérentes à la condition de témoin. Dépendante d'une mémoire altérée par le traumatisme, la vérité est bien plus subjective qu'objective. En cela, l'écriture critique permet de s'approcher d'elle davantage : au ton acerbe de l'écriture réaliste, qui provoque l'émoi et l'indignation du destinataire, ainsi qu'au ton grandiloquent de l'écriture symbolique, qui porte jusqu'au mythe l'épisode concentrationnaire, répond l'objectivation subjective opérée par l'écriture critique, qui par ses ellipses (in)volontaires et lacunes historiques, en dit le moins pour en signifier le plus. Ces lacunes permettent d'avoir la distance nécessaire pour apposer un regard critique, que l'omniscience voyeuriste, obscène, aux desseins pathétiques, ne permet pas d'avoir. Il faut dire l'indicible. L'art doit résister contre la déshumanisation que les témoins ont subi. Toutefois, il ne faut pas le dire dans "l'absolu", mais avec les lacunes qui permettent la mise à distance critique. Paradoxalement ce sont donc les lacunes d'un témoignage qui font sa qualité, selon Philippe Mesnard, qui rejoint à cet égard l'analyse brillante de Derrida qui estimait que le témoignage "ne consiste pas, pour l'essentiel, à faire part d'une connaissance, à faire savoir, à informer, à dire le vrai" mais qu'il "a toujours partie liée avec la possibilité au moins de la fiction, du parjure et du mensonge".

En dire le plus, c'est rentrer dans la logique de l'art spectacle, celui qui agit sur le movere, plus que sur le docere. Inéluctable cependant, cette logique s'inscrit dans la problématique de l'une des autres variables de l'art post-concentrationnaire : la réception, à laquelle Philippe Mesnard consacre le dernier chapitre. De nombreux auteurs n'ont pas connu un succès immédiat, à cause des attentes divergentes du public, qui préfère à l'écriture critique "l'écriture du pathos" qui s'inspire directement du trauma. Le paradoxe autour de "l'écriture du pathos" tient au fait qu'elle est presque inévitable pour rendre compte de l'épisode concentrationnaire, bien que le trauma soit fondamentalement irreprésentable. Il est impossible de comprendre le traumatisme du témoin parce qu'il est impossible de vivre ce qu'il a vécu. Le trauma fonctionne dès lors comme un gouffre qui engloutit le lecteur, qui, en substituant son propre traumatisme à celui d'une expérience propre au témoin, en superposant ses émotions à celles de la victime, est pris dans le fantasme erroné de la réalité.

Au final, Témoignage en résistance a deux missions. La première est éthique et a trait à la perspective historico-analytique de l'ouvrage : il s'agit d'analyser les différentes manières dont l'art a traité les camps, et la propension de ces dernières à traduire la réalité des camps ; la seconde, peut être inavouée, fonctionne sur le principe de la mise en abîme : le livre, en rendant hommage à ces nombreuses écritures résistantes, en fournissant un témoignage polyphonique, contre l'oubli, pour la collectivité, est lui-même résistant. À cet égard, la citation de Guy Scarpetta dans L'Âge d'or du roman, que Philippe Mesnard cite dans Témoignage en résistance, s'applique à ce dernier. Témoignage en résistance est un "bel exemple" d'essai polyphonique : "l'ensemble ne peut se saisir qu'à travers [une] pluralité de points de vue et de voix narratives, laissant percevoir à quel point le réel visé par la fiction est instable, multiple, incertain, à quel point la vérité ne cesse de se dérober". Philippe Mesnard ne dit pas la vérité, il emmène le lecteur voguer à sa recherche.