Un travail d'inventaire de cette vache sacrée qu'est la politique culturelle française, dont celle menée par les gouvernements de gauche, pas ménagés.

L'ouvrage d'Antoine de Baecque s'inscrit dans la longue série des diagnostics critiques de la politique culturelle française dont la liste s’allonge au fil des années depuis maintenant plus de vingt ans. Cette nouvelle contribution est intéressante à deux titres. D’abord parce que l’auteur propose une mise en perspective historique qui révèle les sédimentations génératrices d’ambiguïtés et de contradictions dans la politique culturelle française. Ensuite, il est extrêmement significatif d’avoir le point de vue de l’auteur pour ce qu’il représente. Historien, ancien responsable des pages culturelles de Libération, ancien rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma, il appartient à la gauche intellectuelle et culturelle. Son texte constitue à bien des égards un travail d’inventaire de cette vache sacrée qu’est la politique culturelle française, et particulièrement celle menée par les gouvernements de gauche qu’il ne ménage pas.

Il place sa réflexion sous les auspices de Hannah Arendt et son fameux essai La crise de la culture qui analyse les menaces que fait peser la société de masse à la survivance d’une conception de la culture héritée des Lumières, mais qui remet en débat la question de l'art et ses rapports avec la société. L’auteur veut examiner ce qu’il identifie comme les cinq grandes crises de la culture française de l’Ancien Régime à la période la plus contemporaine qui marquent les évolutions de notre modèle. En analysant ces cinq moments dans l’histoire de la politique culturelle française, l’auteur pointe les incohérences d’un système désormais inadapté aux enjeux contemporains et surtout à l’objectif majeur qu’il s’est fixé : faire partager au plus grand nombre les arts et la culture.


Naissance et évolution du concept "Politique culturelle"

La première crise étudiée par Antoine de Baecque est celle qu’il intitule "la gloriole des Arts", qui est l’héritage du mécénat royal, un des noyaux fondamentaux de la politique culturelle française dont la république va hériter. A partir de François Ier , les rois de France - Louis XIV illustrera de la manière la plus éclatante cette évolution - attirent les plus grands artistes pour qu’ils puissent célébrer la grandeur du royaume et de leur propre personne. Le gouvernement de la culture date de cette époque où "la culture en France est trop importante pour être laissée en liberté", et où se façonne le visage de l’Etat culturel, marqué par des artistes officiels et par la centralisation. 1789 ne rompt pas véritablement avec cette tradition, s’attachant tout autant à célébrer par la culture la grandeur de la nation – et non plus du seul monarque - qu’à mettre à disposition les œuvres au plus grand nombre. Après l’instrumentation à des fins de propagande par l’Empire, la politique culturelle connaît une période de torpeur, et la IIIème république restreint ses interventions aux commandes publiques artistiques et à la promotion de l’enseignement de l’art.

La première moitié du vingtième siècle a connu une "mystique du peuple". Cette période constitue pour l’auteur la deuxième crise. Le néologisme de "politique culturelle" fait son apparition et vise l’appropriation de l’art par le peuple. Ce courant issu de la gauche - du Front Populaire - va donner naissance aux Copeau, Cassou, Jouvet, et autres Vilar. Il porte haut le projet d’émancipation par la culture et met le théâtre en première ligne, par sa capacité à faire communier des foules autour d’un art de la parole. C’est l’époque de la nationalisation de l’Opéra de Paris et de l’opéra-comique. Ce moment se prolonge à Vichy avec "Jeune France". Dans l’immédiat après-guerre il donne naissance au mouvement de décentralisation initié par Jeanne Laurent. Il marque fortement la politique culturelle française qui par la suite inscrira la "démocratisation" comme objectif suprême de l’ensemble de son action.

La troisième crise est celle de l’époque Malraux.  C’est la naissance d’un ministère de la culture de plein exercice qui se délite sous les effets de la tornade de Mai-68. En 1958, la France renoue avec la grandeur, incarnée par "l'ami génial" du Général de Gaulle avec son éloquence absconse, mais l’édifice est politiquement et administrativement fragile. Il faut retenir de cette période les Maisons de la Culture, même si sur les vingt prévues, seulement neuf sortent de terre. Mais on ne peut oublier l’erreur conceptuelle de Malraux, qui, en autodidacte, a construit son ministère et sa philosophie d’action contre le ministère de l’Education Nationale. L’ancienne ligne de partage qui structure la politique culturelle française refait surface à la veille de 68 et voit s’opposer les tenants de "l"animation culturelle" et ceux qui défendent le "devoir de création", représentés par Roger Planchon. Bourdieu publie en 1966 avec Alain Darbel L’amour de l’art, analysant les déterminismes sociaux qui conditionnent les pratiques culturelles et invalide ainsi la théorie malrucienne du "choc esthétique". Mai-68 achèvera de décrédibiliser l’action de Malraux avec la fameuse "Déclaration de Villeurbanne", où des hommes de théâtre de la génération montante tels que Roger Planchon, Patrice Chéreau, Antoine Bourseiller   ou Marcel Maréchal stigmatisent la vanité d’une politique de démocratisation. Les années qui suivent permettent à la gauche de conduire une réflexion politique intense où les "animateurs culturels" et les "créateurs" vont s’affronter. Ces derniers remporteront la mise.

Le moment languien constitue la quatrième crise que de Baecque qualifie plaisamment "d’Étout culturel" contraction d’État, d’élan et de tout culturel. Ce chapitre est probablement l’un des plus percutant tant l’auteur mène une relecture critique des deux ministères Lang, avec une liberté de ton et une indépendance d'esprit roboratives. Pendant cette période, l’idéologie "créativiste" qui s’est élaborée tout au long des années soixante-dix se conjugue avec une volonté d’étendre le champ culturel à des disciplines dites "mineures". Antoine de Baecque n’épargne ni l’homme, ni son action. Pour lui, Jack Lang "est en fait l’attaché de presse du président et de lui-même". Il souligne l’effusion créativiste qui s’empare du ministère où "la création par tous semble avoir remplacé la culture pour tous" pour mieux masquer les insuffisances de la démocratisation culturelle. La rue de Valois devient une "société de cour" et, aux yeux de l’auteur, Lang se fourvoie en annonçant dès 1982 la convergence entre la politique culturelle et l’économie, brisant un des fondements historiques d’une politique culturelle française qui s’était érigée contre la toute-puissance des forces du marché. Le reproche fondamental qu’Antoine de Baecque adresse à Jack Lang est d’avoir abandonné, malgré un triplement du budget du ministère de la culture, toute ambition d’une réelle démocratisation culturelle, inversement proportionnelle à l’emphase des discours et des déclarations du ministre.

La séquence se clôt sur une dénonciation lucide de "l’exception culturelle", incantation creuse d’après l’auteur, qui "fonctionne surtout comme un masque (…) et répare comme un baume apaisant les attaques contre la politique culturelle du début des années 90  (…). L’exception culturelle est un pansement sur une jambe de bois.".


L'extrême contemporain, regard flou

La dernière période de crise analysée, la plus récente, est la partie la moins convaincante : l’auteur développe des points de vue plus convenus et se perd parfois dans des récits exaltés au détriment de l'analyse. Partant du séisme du deuxième tour des élections présidentielles d’avril 2002 et des remises en question – hélas éphémères – qu’il suscite chez les acteurs et chez les responsables publics, l’auteur s’appesantit un peu trop sur les deux moments qui ont lieu au festival d’Avignon dont il a écrit récemment l’histoire   , sans évoquer l’ensemble des mutations profondes qui remettent fortement en cause le modèle culturel français. On ne retrouve pas la clarté et la rigueur dont il fait preuve dans les parties précédentes.

Le premier moment est celui de la crise des intermittents de 2003. De Baecque relate trop longuement les épisodes de cette crise et ne s’interroge pas fondamentalement sur ses origines et sur la ramification des responsabilités, se félicitant de la fougue militante – certes impressionnante et réjouissante - qui ressurgit à cette époque. Il est difficile d’adhérer aux envolées lyriques sur le "manifeste insurrectionnel" de l’été 2003 et aux conclusions qu’il tire de cette crise de 2003 - "révélation qui a fait un bien fou à la conception de la culture en France" - qui pourtant n’a pas donné naissance à un véritable aggiornamento de la politique culturelle française et moins encore à une solution qui assure pérennité et stabilité au régime de l’intermittence.

Le deuxième moment étudié est la "crise esthétique" de l’édition 2005 du festival d’Avignon, avec ses très vives polémiques sur les spectacles présentés. Les enseignements qu’en tire l’auteur sonnent juste : cette crise a démontré que l’enjeu majeur était de réconcilier une logique régénérée de "l’animation culturelle" avec celle du soutien à la création, car affirme-t-il, "tout projet culturel ne peut prendre sa consistance que s’il s’appuie sur la rencontre avec le public".

Il est décevant que l’ouvrage se termine sur des analyses un peu hâtives sur la situation présente. Trop de considérations approximatives jalonnent les derniers paragraphes, comme celle qui laisse entendre que c’est avec Nicolas Sarkozy que les collectivités territoriales sont devenues la première force d’intervention en matière culturelle : "la politique culturelle sarkozyenne (…) est pour l’essentiel laissée aux initiatives locales : ce sont les notables municipaux ou régionaux qui s’en emparent et en gèrent désormais la plupart des crédits". Ou cette profession de foi anti-décentralisatrice au prétexte que le clientélisme serait consubstantiel aux pouvoirs locaux : "ce qui est annoncé comme un partage des compétences entre l’Etat et les collectivités locales masque dans de nombreux cas les dérives du populisme municipal ou régional", comme si le clientélisme d’Etat n’existait pas… Ce qui témoigne pour le moins d’une certaine naïveté. Cette antienne éculée et peu étayée sur les dangers de la décentralisation déçoit beaucoup, tant elle témoigne d’un attachement conservateur - et très parisien - à un modèle jacobin d’organisation politique qui a fait sont temps, alors que le vrai sujet est celui d’un rôle renouvelé de l’État en matière culturelle, incontestable et nécessaire pour garantir l’égalité entre les territoires et relancer un grand projet de démocratisation culturelle. Antoine de Baecque oublie ou ignore que la politique culturelle est depuis fort longtemps coproduite avec les collectivités territoriales qui la financent majoritairement depuis de nombreuses années sans que pour autant l’obscurantisme et le populisme aient envahi nos villes et nos régions. La plus élémentaire objectivité devrait conduire à analyser les projets culturels des collectivités territoriales en s'appuyant sur des exemple concrets. Comment pourrait-on qualifier de populistes ou clientélistes le festival de Montpellier-Danse, les Subsistances ou la Maison de la Danse à Lyon, et autres innombrables structures et manifestations qui sont le fait de décisions et financements essentiellement locaux ou les choix culturels d’une ville comme Grenoble dès les années soixante-dix ? L'auteur ne peut pas non plus ignorer que la crise de la politique culturelle nationale est un des signes d'une crise globale et multiforme de l'État, et il aurait été bienvenu de la resituer dans ce contexte.

En revanche, on ne peut qu’approuver les derniers paragraphes du livre qui constituent un plaidoyer pour une politique d’éducation artistique à l’école ambitieuse et généralisée. De Baecque estime à juste titre que "c’est sur ce programme précis que sera jugé le volontarisme public" et appelant de ses vœux un ministère unique "qui marierait la culture et l’éducation en une seule institution fusionnelle, visionnaire et décisionnaire : un ministère des sensibilités immatérielles".

Une fois de plus, un ouvrage sérieux d’un observateur engagé établit le constat d’une politique culturelle française qui s’enlise, publication qui apparaît comme un symptôme supplémentaire de la réalité de la crise. Ce livre est un appel à un débat public approfondi et à une prise de responsabilité politique sur la nécessité de repenser les finalités de la politique culturelle, ainsi que les moyens et les modalités que les citoyens et leurs représentants sont prêts à lui consacrer.


> Voir l'article sur nonfiction.fr, Sarkozy et/ou culture, à propos d'un article d'Antoine de Baecque sur Rue89.com.

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