L’ancien directeur du Studio des Champs-Elysées et de l’Opéra de Nancy se raconte : Genet et Camus parmi les passants les plus importants de sa vie.

"Je suis là, dans cette salle et pourtant je suis anonyme, comme rayé sur la carte du théâtre, je suis comme mort. Il n’y a aucune amertume en moi, Marie. Rien n’est plus éphémère que le théâtre, plus oublieux et par là plus magnifique". Ainsi se confie Antoine Bourseiller au cours de son livre de souvenirs dont chaque page est adressée, tendrement, à sa fille Marie, Sans relâche. Assistant à l’Odéon à la conférence du nouveau directeur, Olivier Py, l’auteur note qu’il éprouve durement ce sentiment du pouvoir, des modes, des styles, des réputations qui passent. Il a été l’un des grands artistes du théâtre français ; à soixante-dix-sept ans, il fait toujours des mises en scène. Mais il n’est plus dans l’éclat du soleil.

Ses mémoires, il les a voulu fragmentés, dispersés dans le mouvement du souvenir, surgissant comme des flashes où un chapitre des années 90 précède un événement des années 50, comme jazzés dans une pulsion de témoignage qui est une pulsion de vie au présent plutôt que dans un désir de reconstitution méthodique du passé. Le lecteur n’aura ainsi qu’un portrait éclaté d’Antoine Bourseiller. S’il a vu le film d’Agnès Varda, Cléo de cinq à sept, il a en lui une image de l’homme jeune qui jouait le soldat en permission rencontrant Corinne Marchand dans un jardin public. Mais c’était en 1962 ! Bourseiller – il faut le rappeler de façon plus précise que ne le fait le livre – est acteur, metteur en scène, réalisateur même (alors qu’il n’en parle en aucun endroit de l’ouvrage). Il a contribué à faire connaître les pièces de Brecht, Ionesco, LeRoy Jones (avec son fameux Métro fantôme, grande date dans l’histoire du théâtre noir américain en raisons de sa violence à l’égard du pouvoir blanc), Mrozek, Genet… Formé à l’école du TNP de Jean Vilar, un temps journaliste, il a dirigé le Studio des Champs-Elysées et le Théâtre de Poche, pris la direction du théâtre d’Orléans et s’est éloigné de l’art dramatique pendant quatorze ans pour diriger l’opéra de Nancy. Aujourd’hui, chef d’une compagnie indépendante, il donne parfois l’un de ses nouveaux et discrets spectacles au théâtre Mouffetard ou au théâtre de Suresnes.


Le jeu de cartes du souvenir

Son livre est une suite de battements de cœur : pour sa femme disparue, la comédienne Chantal Darget, et un certain nombre de personnes rencontrées, connues et inconnues. Au diable, la chronologie et l’affirmation d’une théorie ! Les séquences sont construites, écrites dans un amour sensuel et juste des mots. Mais brassées comme un jeu de cartes dont l’ordre a été imposé par le vagabondage passionné du cerveau. C’est au hasard qu’on trouve quelques paragraphes qui relèvent du manifeste ou de la définition d’un art. Voilà pour ses commencements : "A mes débuts je disséminais dans mes mises en scène des diableries et des couleurs qui les rendaient reconnaissables, on écrivait que ces nouvelles images avaient du chien". Et voici pour les années récentes : "Je n’étais plus qu’un 'créateur' compatissant : je ne travaillais plus avec colère, pour détruire, pour construire, pour témoigner. En somme, le contraire de l’art. J’étais un personnage inventorié (après) trois décennies de spectacles pourfendeurs, de contre-jour teigneux, de préceptes flegmatiques, sans compter les découragements, et cette obstination venue sur le tard de la dramaturgie". C’est peu de discours programmatique pour quelqu’un qui pourrait revendiquer la place d’un successeur de Jean-Marie Serreau ou d’un Roger Blin, bien qu’il se soit intéressé autant aux classiques qu’aux écritures modernes.

En suivant Bourseiller dans ses zig zag, on saisira néanmoins son style qui s’apparente à celui du jazz, accélère le tempo pour happer le nerf, la sensualité et la contestation des temps modernes. Ce qu’il conte de ce qu’il a appris au Maroc, de son travail aux Etats-Unis, de ses tournées à travers le monde francophone montre, au-delà du récit biographique, combien son langage théâtral s’est enrichi d’influences d’autres cultures, au gré d’un appétit et d’une ouverture assez rares.

Il aime les anecdotes significatives, tout ce qui fait la vie aventureuse du comédien et du chef de troupe. Il s’émeut de ce qui est précieux dans sa vie : la complicité de Danièle Delorme, le dialogue avec de jeunes artistes aux Etats-Unis ou en France, l’arrivée au Studio des Champs-Elysées du jeune Jean-Luc Godard qui va devenir un ami de tous les jours jusqu’à ce que, dans l’exaltation de la fièvre de l’après-68, le jeune cinéaste rejette l’homme de théâtre au nom d’un combat révolutionnaire… Il évoque ses rencontres avec Camus, Michel Simon, Gatti, Günter Grass (par chance, il a noté ce qui a été dit, c’est donc vrai, précis). Il se fâche contre la veuve abusive de Bertolt Brecht et le dogmatisme qu’il attribue à des intellectuels comme Bernard Dort. Il est trop bref sur Jean Genet qu’il a beaucoup côtoyé, aidé et mis en scène ; il aurait pu révéler davantage. Il clôt le livre pathétiquement avec un aveu de Beckett à Madeleine Renaud, lui disant qu’il ne peut plus écrire pour elle : "Mon sac est vide". Antoine Bourseiller donne plutôt l’impression de ne pas avoir vidé tout son sac, pour donner sa chance au présent contre un passé qu’il attrape et laisse fuir à tour de rôle.


A voir
Pas de prison pour le vent, de Alain Foix, mise en scène d'Antoine Bourseiller, au théâtre le Lucernaire. Du mardi au samedi 19h jusqu'au 15 mars.