Un ''must'' pour ceux qui souhaitent mieux connaître l’un des domaines de recherche les plus dynamiques de la science économique aujourd’hui.
Notre peur du sida est-elle à géométrie variable ? C’est ce qu’affirme Dan Ariely, professeur d’économie au Massachusetts Institute of Technology et auteur d’un livre passionnant sur les forces cachées qui déterminent nos décisions quotidiennes. La manière dont un stimulus sexuel peut influencer notre comportement – nous sommes ainsi bien plus susceptibles d’abandonner des mesures élémentaires de protection dans le feu de l’action – est l’objet de l’un des treize chapitres de l’ouvrage, tous construits sur le même modèle : une proposition a priori iconoclaste, des observations empiriques la confirmant (souvent très drôles) et une explication théorique lumineuse. C’est (vraiment ?) moi qui décide est un must pour ceux qui souhaitent mieux connaître l’un des domaines de recherche les plus dynamiques de la science économique aujourd’hui.
Pas tout à fait un économiste
Dan Ariely est un spécialiste de l’économie comportementale, une discipline qui se propose d’associer les outils et les enseignements de la psychologie et de l’économie pour mieux comprendre les ressorts des comportements humains. La science économique – que ce soit dans ses développements académiques ou dans ses applications pratiques – a été depuis longtemps dominée par la vision classique de l’homo œconomicus, qui suppose que l’être humain est un froid calculateur de son meilleur intérêt en toute circonstance – autrement dit, un individu parfaitement rationnel. Cette hypothèse de travail simplificatrice a été essentielle pour la construction des plus importantes théories économiques, mais a été progressivement remise en cause par l’observation de comportements que personne ne pouvait qualifier de rationnels (l’exemple le plus évident étant les mouvements moutonniers des investisseurs sur les marchés financiers). La montée en puissance de l’économie comportementale en tant que champ disciplinaire a été actée par l’attribution du prix Nobel d’économie 2002 à Daniel Kanheman et Vernon Smith pour leurs travaux pionniers dans ce domaine.
Dan Ariely s’est orienté vers l’économie comportementale à la suite d’un accident qui a laissé la plupart de son corps brûlé au troisième degré. Souffrant chaque jour le martyr pendant le changement de ses bandages, l’auteur trouva refuge dans l’étude des "pourquoi". Pourquoi les infirmières choisissaient-elles d’enlever ses protections brutalement mais rapidement plutôt que délicatement mais plus lentement ? Et pourquoi pensaient-elles que l’ordre dans lequel les bandages étaient retirés (de la surface la plus douloureuse à la moins douloureuse, ou inversement) n’avait aucune importance du point de vue du patient ? Ayant rejeté la négligence, la méchanceté ou la bêtise, Dan Ariely répond qu’ "elles étaient très probablement victimes de biais inhérents à leur perception de la souffrance de leurs patients – biais qui apparemment n’avaient pas été corrigés par leur longue expérience" . Dès sa sortie de l’hôpital, le futur économiste se plongea dans la physiologie du cerveau et les expériences en laboratoire pour creuser ces questions.
Notre côté Homer Simpson
Son périmètre de recherche s’est considérablement élargi à travers les années, et le récit de ses travaux est passionnant. La conclusion fondamentale de Dan Ariely est que non seulement nous commettons des erreurs de jugement que ne feraient pas des êtres parfaitement rationnels, mais aussi que nous commettons systématiquement les mêmes erreurs (le titre anglais de l’ouvrage, plus parlant à cet égard, est Predictably Irrational). C’est à la fois une mauvaise et une bonne nouvelle : nos décisions nous rendent moins heureux que nous pourrions l’être – mais nous avons les connaissances et les moyens nécessaires pour corriger nos travers.
Ces travers – ou "biais cognitifs" – sont nombreux et variés. En moins de 300 pages écrites avec simplicité et beaucoup d’humour, Dan Ariely démontre que nous jugeons les personnes et les choses sur une échelle relative et non absolue , décrit comment la gratuité nous fait perdre tout sens de la valeur intrinsèque d’un produit , prévient que les interactions sociales (c’est-à-dire non monétaires) sont durablement perverties par l’introduction d’échanges fiduciaires , explique les ressorts de la procrastination , montre que nous attachons trop de valeur à ce que nous possédons, affirme que notre incapacité à choisir parmi plusieurs options est le produit d’une société libre , raconte comment les anticipations influencent notre appréciation de l’expérience concrète , et propose plusieurs manières de réduire les effets de notre tendance naturelle à la malhonnêteté .
Une remise en cause de certains présupposés de la science économique
Du point de vue d’un économiste, cependant, la leçon la plus essentielle est présentée dès le deuxième chapitre. Dan Ariely y explique que les prix de marché, que les économistes aiment décrire comme le résultat neutre d’une rencontre abstraite entre offre et demande agrégées, sont en fait largement arbitraires. Le prix de marché d’un produit dépend en effet pour une grande part des efforts déployés par le producteur pour "imprimer" sa valeur dans l’esprit du consommateur. Ces efforts rendent possible la fixation d’un prix arbitraire (en général arbitrairement élevé) par le vendeur qui, lorsqu’il est associé au premier contact de l’acheteur avec le produit, devient une "ancre" à l’aune de laquelle nous prenons nos futures décisions de consommation.
C’est ainsi que l’auteur explique le succès fulgurant de Starbucks et de ses boissons aux prix déraisonnables : la chaîne n’a en réalité besoin d’attirer chaque client qu’une seule fois – la première – à l’intérieur de ses restaurants à l’atmosphère cosy. Une fois l’"ancre" jetée, le consommateur cesse de se demander s’il est bien dans son meilleur intérêt de boire des cafés si onéreux – et prend l’habitude de s’arrêter au Starbucks sur le chemin du travail. L’auteur affirme ainsi que notre comportement quotidien est largement prisonnier de décisions prises dans le passé, qui nous empêchent de rester ouverts à chaque fois que l’opportunité d’un nouveau choix se présente. Dan Ariely remet ainsi en cause deux postulats fondamentaux de la science économique. Premièrement, la courbe de demande ne reflète pas réellement les préférences des consommateurs (i.e. leur volonté d’acheter ou non un produit à un prix donné) puisque ceux-ci ont tendance à perdre de vue leur propre intérêt. Deuxièmement, la demande et l’offre ne sont pas indépendantes, puisque le côté offre, via ses "ancres", peut modifier la courbe de demande.
Des conclusions qui viennent enrichir le débat politique
Si cette conclusion est juste – et le livre présente comme éléments de preuve des expériences convaincantes – elle a des implications qui dépassent de loin le champ de la théorie économique. L’un des sujets privilégiés d’affrontement politique porte sur la valeur du "marché" (entendu comme lieu virtuel ou se rencontrent offre et demande) en tant qu’instrument de régulation économique et sociale. Les limites que l’on attribue au marché lorsqu’il remplit cette fonction ont des conséquences importantes, depuis la taille des ressources confiées à l’État pour palier ces insuffisances jusqu’aux formes de l’intervention publique dans les champs économiques et sociaux.
Il semble donc que la science économique, à mesure qu’elle sort de l’adolescence pour entrer dans l’age adulte (la discipline n’a qu’un peu plus de deux siècles et n’a commencé à progresser de manière significative qu’après la Seconde Guerre mondiale), donne de nouveaux arguments à ceux qui doutent que les forces du marché, simplement encadrées par un corpus réglementaire minimal, peuvent résoudre les grands maux de notre temps. A contrario, les défenseurs de la régulation par l’échange peuvent désormais arguer qu’une meilleure connaissance des mécanismes qui gouvernent les décisions individuelles permet à la puissance publique de mieux – et aussi moins – légiférer. Voilà de quoi largement enrichir le débat politique
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