Comment la notion philosophique de goût est-elle devenue un enjeu économique ? Comment le goût est-il devenu le moteur de l'économie ?

Pourquoi le marché de l’art ne subit-il pas la crise comme celui des produits de grande consommation ? La question peut paraître un peu trop générale pour qu’on y réponde, et un tantinet naïve, tant le sujet requerrait des analyses plus détaillées. Pourtant, par les temps qui courent, nous avons appris – parfois durement – la vertu de questions générales, et même un peu naïves sur la façon dont fonctionne l’économie. Qu’elles n’aient pas de réponses bien déterminées paraît à peine un vice, quand les économistes eux-mêmes sèchent sur leurs prédictions. L’ouvrage d’Olivier Assouly en ce sens doit échapper aux reproches ou au scepticisme des économistes sourcilleux, et se revendique bien comme un essai, un parcours dans le paysage complexe des pratiques de vente et de consommation. À la vertu du questionnement, soudainement rehaussée par le contexte actuel, s’ajoute le fait que l’ouvrage ne cherche certainement pas à faire des prédictions (que va-t-on faire maintenant ?) ; bien au contraire, il s’affaire à effectuer un retour en arrière : mais comment en est-on arrivé là ? Ceci dit, on le devine, à défaut de promettre une réponse, la question donne le ton – celui de la déploration. Auteur des Nourritures nostalgiques où il considérait "mythe des terroirs", Olivier Assouly semble bien ici un peu nostalgique – de quoi, serait la question que l’on voudrait lui poser. Est-ce d’une époque où le goût était individuel et marque de distinction ? Ou bien de celle où son exercice était une fin en soi, et avait encore échappé à l’instrumentalisation ?

Avant cette question, une autre s’impose : comment est-on passé du problème économique à celui du goût ? C’est bien le tour de force voulu par ce livre : penser ensemble les profils de consommateurs, les pratiques de marketing, le succès du design, et la notion philosophique de goût. L’ouvrage entreprend en fait de répondre à une question plus précise : comment l’économie s’est-elle saisie du goût ? Les présupposés de la question exhibent la thèse de l’auteur : l’économie ne fonctionnant plus sur le modèle de la satisfaction des besoins, et ne pouvant compter sur un désir né de la rareté des ressources (apanage encore du marché de l’art), elle doit trouver un autre moteur – et ce moteur est celui du "goût".  

Constater que le goût n’est pas simplement affaire ni de choix artistiques ni de distinction est certainement une bonne chose. Peut-être est-ce un des nombreux points qu’Olivier Assouly contribue à soulever – on savait depuis Bourdieu   que le goût était ambivalent, à la fois considéré par chacun comme individuel et déployé de façon souvent conformiste, comme l’apanage de groupes : on réalise que le goût de chacun ou de certains est également parfois celui de tous, ou de la plupart, et qu’il y a peut-être des façons dont il fonctionne uniformément. Mais qu’on ne s’y trompe pas : l’idée d’uniformité ne mène pas à une anthropologie du goût et de son exercice, mais à élaborer l’histoire de son uniformisation. Et l’histoire que propose l’ouvrage est pour le moins complexe – à tel point qu’on se perd un peu entre l’idée que l’uniformisation est créée par le marché, ou qu’elle en permet le développement. On se prend ici à regretter un peu l’absence de considérations économiques plus précises, qui pourtant plaisaient au début. L’idée même d’un "capitalisme" esthétique peut alors étonner – n’est-ce pas d’un libéralisme esthétique dont il est question ? Le fait est que l’ouvrage adopte le ton de l’essai, et laisse souvent de côté les définitions conceptuelles – qu’est-ce que le goût ? qu’est-ce qu’un style ? qu’est-ce qui délimite un marché ? – ce que certains considèreront certainement comme un avantage.     


Le problème abordé n’en garde pas moins sa force. Imaginons le problème suivant : soit F., un industriel qui commence à produire en masse des objets O, dont personne n’est pour le moment équipé. Comment va-t-il s’arranger pour, d’une part, que le public décide d’acheter ces premiers O., et d’autre part, que le même public veuille acheter d’autres O., alors même qu’il en a déjà acheté un – et au sens strict, n’en a plus besoin, s’il en a d’ailleurs jamais eu besoin ? Remplacez F. et O. par Ford et ses automobiles, par Bill Gates et des versions de Windows, par Etam et ses manteaux, ou Apple et ses Ipod – et vous aurez à la fois une idée du problème, et la certitude qu’il a trouvé une solution, ou même plusieurs.

L’idée cependant de l’ouvrage est de se placer au-dessus des stratégies commerciales particulières, et des contextes particuliers dans lesquels elles sont élaborées.  Placée à un certain niveau de généralité (l’un des défauts de l’ouvrage serait peut-être de ne pas chercher à élaborer des analyses différentes pour les différents genres de produits, afin de servir son ambition de proposer une grande fresque foucaldienne), la question semble effectivement pouvoir accueillir le genre de réponse qu’avance Olivier Assouly. Il va falloir s’arranger pour que le goût du public se porte sur les objets de type O, puis l’entretenir pour qu’il se porte sur différents exemplaires de O, ou sur les nouveaux exemplaires de O.

Si l’on se souvient que le goût n’est pas initialement le moteur de l’acquisition, mais de l’appréciation – ce que les premiers chapitres permettent, entre autres, de mettre en lumière – la réponse, toute délicate qu’elle soit en elle-même (comment convaincre un large groupe qu’il a un goût pour les objets de type O ? comment faire en sorte que les objets de type O plaisent à tout le monde, ou du moins à beaucoup de monde? ) soulève immédiatement un autre problème : qu’est-ce qui fait qu’on veuille acquérir ce qui nous plaît ? Suffit-il de dire que nous avons été historiquement portés à le vouloir, et que, derrière notre désir pour le nouveau I-Pod, nous portons l’héritage du passage du goût aristocratique, qui se satisfait de pouvoir jouir des choses, et de la certitude que ce sont les meilleures, au goût bourgeois qui veut les posséder, et du goût bourgeois ensuite, au goût de masse, qui jouit – apparemment – de l’acquisition en tant que telle ? Nous serions devenus les jouets, plutôt que les auteurs, de notre goût – et cette mécanisation de nos préférences répondrait à la mécanisation de la production de biens destinés à les satisfaire, autant qu’à les entretenir. 

Pour toute éclairante que soit la distinction d’époques proposée par l’ouvrage, qui oublie cependant certains débats entre l’esthétique du goût et celle du Beau, qui redonnèrent toute son importance à cette dernière, il est certain qu’elle ne fait figure de réponse que pour celui qui accepte la validité de la méthode historiciste. Pour les autres, ils se demanderont encore si des mécanismes psychologiques, plus basiques, et an-historiques, ne sont pas également à l’œuvre – et si l’on ne peut pas rendre compte des comportements des acteurs économiques autrement, en rappelant qu’ils partagent leur rationalité avec leur nature émotionnelle (comme le soulignent les travaux de John Elster   . Il n’est pas certain ainsi que l’on puisse se débarrasser aussi vite que le fait Olivier Assouly de la pertinence des études de marché, ou penser le phénomène des marques comme une question d’emballage (plutôt par exemple, que comme un contrat de confiance entre consommateur et producteur, rendu nécessaire par leur éloignement).



Peut-être l’auteur fait-il place à ce genre d’arguments ici et là, et le détail de chaque page suggère qu’il se débat sincèrement avec chaque problème – et engage le lecteur à se saisir des questions, à s’étonner, à reprendre des faits de tous les jours. Pourtant, dans cette jungle de problèmes, le chemin taillé à l’aide d’auteurs un peu partisans (Foucault, Simmel) et de présupposés méthodologiques, laisse dans l’ombre certaines difficultés. Il offre, il est vrai, une contrepartie plus érudite et personnelle à un grand nombre d’ouvrages, destinés à mettre en garde contre les méfaits de la manipulation, énoncés de façon très impersonnelle sous forme quasi revendiquée de manuels (comme Le Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, de R.V. Joule ; ou le très acclamé mais non traduit Buyology de Martin Lindstrom). Que ni l’essai cependant, ni ces manuels, ne soient venus à éclairer résolument nos étranges pratiques de consommation n’est pas chose surprenante, et l’on continuera, munis des outils qu’ils nous donnent, à se poser la question : mais comment en est-on arrivé là ?

 

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