Le critique d'art Hal Foster analyse les évolutions actuelles en architecture à travers divers modèles et prône un retour à la "distinction culturelle".
Derrière Design et Crime, il y a le fameux pamphlet de l’architecte Adolf Loos Ornement et Crime. En 1908, Adolf Loos critiquait l’Art Nouveau et son penchant pour l’ornement, et plaidait pour "l’expulsion du décoratif hors de l’objet d’usage", credo moderniste s’il en est. Pour le critique d’art et éditeur de la revue October Hal Foster, nous vivons actuellement un renouveau de la "pensée 1900". À ceci près qu’aujourd’hui la collusion entre la valeur esthétique et la valeur d’usage, qui caractérisait l’Art Nouveau, est subsumée sous le commercial.
Foster place ce renouveau sous le signe de la montée en puissance du design. Il faut d’abord comprendre ce terme dans son sens anglais de "conception", utilisant les outils du marketing et des média. Le terme renvoie aussi pour Foster au retour de la valeur d’usage et de l’artisanat dans l’art. Les articles qui composent ce passionnant recueil s’organisent en deux parties. La première porte sur la montée en puissance du design et de l’architecture dans la culture. Foster analyse la fusion du marketing et de la culture ("Vers l’indistinction"), la pénétration du design dans la vie quotidienne ("Design & Crime"), avant de se pencher sur deux figures majeures de l’architecture contemporaine, Frank Gehry ("Maître bâtisseur") et Rem Koolhaas ("Architecture et Empire").
Suivant un mouvement inverse, la seconde partie explore la perte d’influence de l’art et de sa critique, par une analyse des disciplines et des institutions. Foster établit d’abord une généalogie de la relation entre l’art et le musée, selon une dialectique de la réification et de la réanimation ("Archives de l’art moderne"). Il analyse les évolutions de l’histoire de l’art en tant que discipline, avec la fin des distinctions et d’un discours critique basé sur l’autonomie de l’art (« Antinomies de l’art moderne »). Il s’interroge ensuite sur le destin de la critique d’art à travers l’exemple de la revue Artforum ("Critique d’art : une espèce en voie d’extinction"). Le dernier chapitre ("Erreur sur le cadavre") esquisse des possibilités de réflexion après le modernisme et le postmodernisme.
Par sa démarche, Design & Crime s’inscrit dans la suite du Retour du réel , dont les textes dataient de 1996. Le Retour du réel tentait d’esquisser de "nouvelles généalogies" pour l’avant-garde. De façon proche, Design & Crime réactive la réflexion sur les évolutions actuelles à travers la référence à plusieurs modèles : l’Art Nouveau, le modernisme et le postmodernisme. Son constat est réactualisé dans un contexte de "fin de la fin de l’art". Il décrit un système nouveau d’oppression né de la collusion entre la culture et le marketing, et plaide pour un renouveau des distinctions créant des "espaces de jeu" au sein de la culture.
Design et règne de l’indistinction
Hal Foster décrit d’abord le nouveau règne du design. Le premier article, "Vers l’indistinction", prend appui sur un ouvrage de John Seabrook intitulé Nobrow. Foster reprend une bonne partie des concepts de Seabrook et en propose une analyse et une (brève) critique. Sa thèse principale est la suivante : notre époque est marquée par une nouvelle "ère de l’indistinction" (nobrow) où la culture commerciale est valorisée et devient source de prestige, et où les hiérarchies et les distinguos modernistes jadis actifs (entre haut et bas, élite et peuple) n’ont plus cours. Dans cette nouvelle ère, le marketing et la culture ne font plus qu’un. Le "manoir" moderne a cédé la place au "mégastore" totalisant, où l’objet et sa publicité se confondent.
Dans ce temple de la consommation, l’objet designé est considéré comme une extension identitaire. Le sujet vacille : de consommateur, il devient lui-même designé par les biens de consommation. Inversement, l’identité devient le seul critère commun de jugement. Elle constitue le "capital de marque" essentiel dont toute entreprise a besoin – qu’il s’agisse d’un jean, d’un musée, de la nouvelle scène artistique chinoise ou d’un candidat à la présidentielle.
Hal Foster poursuit cette analyse dans l’article suivant, "Design & Crime", en traçant une généalogie de la montée en puissance du design. L’époque présente est marquée selon lui par un renouveau de la "pensée 1900" où l’esthétique et l’utilitarisme se confondent, où l’œuvre d’art se veut totale, où l’objet est considéré comme un prolongement du sujet. Mais la marge d’autonomie qui subsistait au début du siècle a disparu, et le design participe aujourd’hui pleinement de la logique commerciale.
De façon intéressante, il lit également cette évolution contemporaine comme le "mauvais rêve" du modernisme. L’indistinction serait un avatar de l’idéal moderniste de conciliation de l’art et de la vie, tel que le Bauhaus, par exemple, le fit sien. Dans ce cauchemar, la conciliation ne se fait non plus à travers une avant-garde émancipatrice mais dans la soumission aux injonctions de l’industrie culturelle.
Le monde du design total a donc pour Foster des racines anciennes, allant de l’Art nouveau au Bauhaus, mais il s’adjoint d’évolutions actuelles : la personnalisation de la marchandise, la médiatisation générale de l’économie où le produit est moins un objet qu’une donnée façonnée par le marketing. Pour Foster (reprenant Seabrook), ce monde de l’indistinction est oppressif parce qu’il se fonde sur une négation de l’existence des classes sociales, pourtant bien réelles, et qui demeurent tabou aux États-Unis.
Foster affirme dans le même temps que cette évolution est une "revanche" de l’économie sur le postmodernisme et les cultural studies : les cultural studies prônaient l’élévation de la culture populaire au rang d’objet d’étude, le postmodernisme voulait ouvrir et décloisonner l’art et la culture. Mais c’est finalement l’art et la culture qui ont été annexés au monde de l’industrie culturelle. Le design contemporain a récupéré l’hybridation des arts que le postmodernisme défendait et en a banalisé les transgressions. Dans un monde où l’art devient accessible à tous, l’artiste lui-même doit se différencier et manier image de marque et recherche de "niches".
Si les critiques que Foster adresse à Seabrook semblent parfois faciles (notamment celle de faire partie de la culture qu’il dénonce), il ajoute à ses thèses une perspective historique essentielle. Mettant en doute le caractère nouveau de cette évolution, il se demande si le règne du design ne serait pas finalement un nouvel avatar de l’industrie culturelle analysée par Adorno et Horkheimer dans la Dialectique des Lumières. Il replace celui-ci au terme d’une évolution de l’industrie culturelle qui comporterait trois étapes : 1920 et l’apparition de la radio et du cinéma, 1945 et l’avènement de la société de consommation, enfin, la période actuelle marquée par la révolution numérique et la "médiatisation" de l’économie.
Devant ce constat plutôt sombre, quel espace de liberté peut être le nôtre ? Foster émet finalement des doutes quant au caractère "total" du règne du design. Il plaide pour le développement d’ "espaces de jeu" dans la culture, de distinctions nouvelles, qui n’est pas un retour strict à l’autonomie de l’art mais qui en conserve l’élan. Il l’explique ainsi : "Je pense qu’il nous faut renouer avec ce sens politique de l’autonomie et de la transgression artistiques, avec ce sens de la dialectique, de la discipline critique et de sa contestation – et tenter d’offrir à la culture un nouvel espace de jeu".
Architecture et empire
Foster se penche ensuite avec brio sur l’exemple de deux architectes majeurs qui illustrent parfaitement les deux pôles de la culture actuelle, celle qu’il dénonce et celle qu’il appelle de ses vœux. Il y a, d’une part, Franck Gehry : l’architecte star du musée Guggenheim de Bilbao, le champion de la conception assistée par ordinateur, l’initiateur d’une "esthétique gestuelle" qui entend faire des bâtiments des symboles. D’autre part, Rem Koolhaas est l’exemple fascinant d’une architecture à la fois utopiste et enracinée, selon Foster, dans un double héritage moderniste : celui des architectes pragmatiques des grattes ciel New Yorkais (Raymond Hood et Wallace Harrison), et celui, européen, des architectes de la Charte d’Athènes.
Avec une certaine jouissance dans la critique, Hal Foster démonte d’abord le parcours de Frank Gehry, qui illustre selon lui le type même de l’architecte inféodé aux injonctions spectaculaires du capitalisme tardif. Selon lui, son "esthétique gestuelle" ne cache que des espaces confus, qui suscitent la désorientation, où la "peau" - quelque libre qu’apparaisse la forme extérieure – est rarement connectée aux espaces intérieurs, souvent plus conventionnels. Comme d’autres architectes de sa génération, Gehry a construit sa carrière en exploitant le besoin qu’avaient les multinationales d’augmenter leur "capital de marque" par des bâtiments identitaires et hors du commun. L’architecture et, de façon notable, le musée sont de plus en plus associés au renouveau économique ou touristique d’une ville. Foster dénonce ici le triomphe du musée-spectacle, dont le Guggenheim est pour lui un exemple : l’architecture et le musée placés au centre d’une stratégie économique, le bâtiment ajoutant au "capital de marque" du nom "Guggenheim".
La trajectoire de Rem Koolhaas correspond mieux au projet de renouveau moderniste qui est celui de Hal Foster. Evoquant les réalisations de l’Office for Metropolitan Architecture cofondé par Koolhaas en 1975, et ses publications aussi suggestives qu’hétérodoxes (de Delirous New York au Harvard Design School Guide to Shopping), Foster décrit l’œuvre de Koolhaas comme une ressuscitation contemporaine réussie des enjeux modernistes. Delirious New York, était déjà placé sous ce signe, "manifeste rétrospectif" pour Manhattan à une époque qui en a la nausée.
Foster réinscrit cette œuvre dans le paysage de l’architecture des années 1970 et 1980. Cette époque est dominée d’une part par la vague du renouveau des quartiers historiques en Europe (portée par les frères Léon et Bob Krier) et d’autre part par l’architecture postmoderne dont l’ouvrage de référence est Learning from Las Vegas de Robert Venturi, Denise Scott-Brown et Steven Izenour (1972). Foster analyse comment Koolhaas, à contre courant, s’est appuyé sur l’architecture pragmatique des grattes ciel de Manhattan et sur le modernisme européen d’un Le Corbusier pour se différencier de ces deux courants et tracer sa voie. L’OMA entreprit ainsi, pour citer Koolhaas, de "démontrer de façon polémique que certains aspects du modernisme, tant américain qu’européen, pouvaient coexister, et que seul un nouvel urbanisme dépasserait les tensions et contradictions qui déchiraient la ville et allaient la transformer".
Koolhaas réalisa notamment ce projet à la faveur des politiques de "grands projets" qu’initia la "Nouvelle Europe" après 1989. Pour Foster, cette association historique de besoins, de moyens et d’ambitions pour la ville fut l’occasion d’un "renouveau moderniste" européen, qui rappelle la création de Manhattan.
Avec son penchant pour l’historicisation, Foster retrace ensuite trois étapes de développement de la métropole moderne et de son rapport au temps : Manhattan dans les années 1920 et 1930, où la solide monumentalité contrebalançait l’instabilité de la nouvelle vie urbaine, l’Europe des années 1980 et 1990 et, aujourd’hui la Chine, où l’espérance de vie des bâtiments chute aussi dramatiquement que leur construction s’accélère. Pour Koolhaas, qui analyse le développement urbain dans le delta du Zhujiang, la tâche de l’architecte, qui est "d’exprimer une fluidité grandissante sur un support stable", devient alors quasi impossible.
Le Koolhaas critique intéresse tout autant Foster. Il reprend notamment ses analyses sur le shopping, qui est selon lui la "dernière forme d’activité publique". Ce sont non seulement les espaces commerciaux mais aussi les centres-villes et les édifices publiques qui sont aujourd’hui de plus en plus façonnés par les mécanismes et les espaces du shopping. Pour Foster, les évolutions récentes du musée en offrent un exemple éclatant.
Critique et institutions
Si l’architecture et le design jouent un rôle plus important dans la culture, l’art et la critique paraissent perdre en substance et les paradigmes qui les structuraient jadis ont perdu de leur pertinence.
Dans Archives de l’art moderne, Foster établit une généalogie de la relation entre l’art et le musée, au fil de trois étapes illustrées par trois couples exemplaires : Baudelaire et Manet, Valéry et Proust, Panofsky et Benjamin. Chacun à son époque crée un rapport singulier entre l’art et la mémoire, selon une dialectique de la réification et de la réanimation. S’appuyant sur le concept de "réification" utilisé d’abord par Georg Lukacs puis par Adorno, Hal Foster défend l’idée selon laquelle l’histoire de l’art est née d’une crise (plus ou moins explicitement posée au fil de l’histoire) où, face à une fragmentation et une réification de la tradition, elle promet d’y remédier au moyen d’un projet rédempteur de réunion et de réanimation.
Dans le chapitre suivant, Critique d’art : une espèce en voie d’extinction, Foster s’interroge sur le destin de la critique d’art comme discipline à part entière. Il prend comme exemple la revue Artforum, où commencèrent à œuvrer Annette Michelson, Rosalind Krauss ou Peter Leider. Son ascension puis son déclin avant la création de la revue October par Michelson et Krauss reflètent la trajectoire générale de la critique d’art après la seconde guerre mondiale en Occident : la fin d’une critique moderniste dans la lignée de Clement Greenberg, le passage d’une critique ayant "un pied dans l’atelier" à une critique davantage repliée sur le monde universitaire. Il note aussi, en réaction, le retour du "critique poète" qui revalorise des sujets dits "essentiels" de l’art tels la beauté ou le spirituel.
Le livre de Hal Foster est en tous les cas le témoin d’un prolongement conscient et historicisé de la critique culturelle, dans un monde où l’art dit "contemporain" n’est plus perçu comme symptomatique, et où selon ses dires, semble régner "l’arbitraire dans un champ artistique étendu"