Premier livre consacré à Marie NDiaye, l’étude de Dominique Rabaté éclaire la profonde singularité d’une œuvre.

On peut apercevoir, sur l’une des photographies insérées dans le livre-CD consacré à Marie NDiaye, par Dominique Rabaté, la tranche du Siècle de Kafka, catalogue de l’exposition du même nom, qui eut lieu au Centre Pompidou, en 1984. C’est bien dans le "siècle de Kafka" que commence l’écriture de l’œuvre romanesque de Marie NDiaye, marquée peut-être, dans ses tous premiers livres, par ce modèle qui voit l’oppression, le comique de l’horreur et la beauté de la métamorphose envahir l’univers du roman.

Pour autant, l’auteur de ce premier livre sur Marie NDiaye, coédité par CulturesFrance et Textuel, en partenariat avec l’INA, n’envisage pas ce parcours d’écriture, entamé très précocement   , sous l’angle d’une famille ou d’une nébuleuse littéraire, comme la collaboration périodique de l’auteur aux éditions de Minuit aurait pu le laisser entendre. Dominique Rabaté a souligné ce détachement relatif de l’auteur de Rosie Carpe de toute filiation précise, ainsi que de tout groupe littéraire, dans un entretien récemment donné sur France Culture   . Son ouvrage, de même, s’il indique quelques références de circonstance (Kafka, Faulkner), n’envisage pas de véritable panorama. C’est plutôt une saisissante singularité, d’écriture et de fiction, d’imaginaire et de densité romanesque, que se propose de décrire l’étude de Dominique Rabaté, servie, dans cette édition accessible et claire, par un CD d’archives radiophoniques, une iconographie, et une courte anthologie.


Une modernité savante

Cette singularité extrême, qui fait pour partie de Marie NDiaye l’un des écrivains les plus importants aujourd’hui en France, semble d’ailleurs avoir constitué une difficulté réelle, mais propre à engager peut-être une nouvelle dynamique critique, pour Dominique Rabaté, qui enseigne la littérature contemporaine à l’université de Bordeaux III, où il dirige le Centre de recherches sur les modernités littéraires. Car c’est bien à une modernité savante en littérature, mais singulièrement détachée de tout discours, d’escorte qu’ouvre l’œuvre de Marie NDiaye, dans laquelle la dramaturgie théâtrale prend une place tout à la fois articulée (au roman) et nouvelle. La ponctuation régulière, dans le propos de Dominique Rabaté, des formules d’approximation ("une sorte de fantastique quasi ethnologique"   , "une sorte de folie de l’identité"   ), témoignerait au moins, à cet égard, de l’écart dans lequel nous laisse, critiques et lecteurs, cette œuvre en cours, qui s’échafaude depuis plus de vingt ans, déjà susceptible d’éclairage, encore retranchée dans une solitude fascinante.



L’idée du roman

C’est sans doute à la fois dans la volonté de s’adresser, comme le veut la collection "Auteurs" chez Textuel, à un large public, et de présenter une étude qui se tienne, pour ainsi dire, aux côtés de Marie NDiaye, que s’organise le texte de Dominique Rabaté, au rythme de quatre chapitres, de nature thématique (l’étrangeté, la famille, les pouvoirs et les limites de la parole) et générique (le théâtre). L’idée du roman surgit d’une ou de plusieurs images, prises au gré du quotidien ou de ce qui est raconté, remarque Marie NDiaye dans l’un des entretiens, donnés à Paula Jacques   , présents sur le CD audio. On ne sera pas étonné, néanmoins, de trouver une grande cohérence, au-delà de l’analyse attendue des images fortes d’une œuvre et de ses ferments romanesques et métaphoriques (les liens familiaux en premier lieu), dans l’approche de la parole et du discours, qu’ils soient ceux de l’auteur ou ceux des personnages, selon une démarche critique sans doute logique pour Dominique Rabaté, dont les travaux reconnus ont pu porter sur les "poétiques de la voix", notamment chez Louis-René Des Forêts   .

Ce pôle constitue ainsi probablement le fil directeur de commentaires qui tentent d’abord d’envisager l’œuvre, de Quant au riche avenir (1985) à Mon cœur à l’étroit (2007), dans sa globalité et ses effets de récurrence (par exemple, la mise en réseau des motifs romanesques, évoquée page 59, ou les leitmotive qui structurent chaque récit, p.60 et suivantes), en en resituant l’intrigue avec précision. Les quatre temps de cette étude accueillent ensuite la mention des formes et des signaux stylistiques marquants de l’œuvre de Marie NDiaye, sans pour autant qu’un chapitre leur soit à part entière consacré – profil éditorial oblige, probablement. L’onomastique cruelle et précise de Marie NDiaye, la récurrence des monologues et des soliloques, l’insertion de dialogues, inspirés du théâtre, tenus mais ouverts aux plus brutaux renversements, sont autant de témoins de cette "sorte de film"   que déroule, de manière éclatante, la langue apparemment classique de la romancière. Et ce, malgré le retranchement volontaire de la voix narratrice, lorsque le plus souvent les récits s’écrivent à la troisième personne, bien que l’écrivain concède volontiers, par exemple, que les différents portraits de "femmes en vert" représentent bel et bien les parties éclatées du "je" d’un "autoportrait en écrivain", dans l’un de ses derniers livres publiés, Autoportrait en vert   .


Ostinato romanesque

L’étude de Dominique Rabaté cherche ainsi à retranscrire la tension véritable de l’œuvre de Marie NDiaye, nouée au fur et à mesure de la parution de ses romans. Son analyse expose en premier lieu, avec une grande limpidité, cette très grande continuité fictionnelle que soutiennent la prégnance des personnages féminins, de la fille à la mère, de la tante à la sœur (la lecture de l’anthologie en témoigne explicitement), la "déréalisation du monde quotidien"   qui alimente les intrigues, les apories de la narration.



Cependant, l’intérêt apparemment secondaire, mais sans doute majeur, de son étude, résiderait davantage dans l’analyse de l’obstination propre à l’écriture de Marie NDiaye, que la journaliste Paula Jacques essaie également d’éclairer, aux côtés de l’écrivain, dans les entretiens radiophoniques. "Et le jeu continue"   , écrit Dominique Rabaté. Dans les souffrances, parfois insupportables au lecteur, d’une Rosie Carpe, sur les ondes mouvantes du fantastique "quasi ethnologique", bien exposé par notre étude, dans le flot d’ironie froide mais également de douceur subtile qui enveloppe bien des personnages, enfin surtout dans la réelle jubilation de l’écriture, rendue parfois palpable à la surface de ces romans.

L’ostinato romanesque de Marie NDiaye, pour emprunter précisément la formule à Louis-René des Forêts, impose ainsi au critique le même recul nécessaire qu’au lecteur fréquemment saisi, à la lecture, par cette "sorte de folie de l’identité" des personnages   , qui gagne de fait la scène comme le hors-scène, non seulement de l’action dramatique, dans Hilda (2002), Papa doit manger (2003) ou Les Serpents (2005), comme le souligne Dominique Rabaté   , mais aussi du roman lui-même, espace pluridimensionnel dont les "lois" internes, quoique rigoureuses chez Marie NDiaye, laissent place à une interrogation lancinante, voire douloureuse face à cette "plongée dans le chaos [des] consciences"   .


"Le secret du langage […] de la douleur d’être"  

Quant à l’actualité de l’œuvre de Marie NDiaye, elle est également mise en perspective par l’étude de Dominique Rabaté, que ce soit dans l’exacerbation des relations "(in)humaines" de son théâtre (le critique allant jusqu’à comparer la première pièce de théâtre Hilda, à un traité marxiste), ou dans les jeux spéculaires de la désindividualisation au sein des récits, jusqu’aux récits de jeunesse (voir à ce titre les cœurs palpitants des parents du Souhait   ). C’est probablement dans l’abondance des notations psychologiques, mais aussi sensorielles ou émotionnelles que s’étoffe, dans une grande originalité de facture, l’épaisseur des textes de Marie NDiaye. On regrettera peut-être alors que l’étude de Dominique Rabaté n’aille pas plus avant à travers le tissu dense des romans, lorsque, dans la découverte plus intime de ceux-ci, on reste sur sa faim. Mais demeure, dans cette présentation éclairante du monde "à la fois ordinaire et anomique"   de Marie NDiaye, une démarche critique vitale : entendre l’érection décisive d’une langue. À condition de bien vouloir, comme le rappelle Dominique Rabaté, "tendre l’oreille"