Malgré quelques imprécisions, l’ouvrage lance un nouveau débat, entre architecture et écologie…

"Comment construire autrement ?" Telle est la question que cherchent à soulever Patrick Bouchain et Claire David en dirigeant, depuis quelques années, la collection "L’Impensé" chez Actes Sud. Dans la cacophonie assourdissante des propos écologistes actuels, la réponse que leur donne l’architecte Jean-Marc Huygen est suffisamment singulière pour que l’on s’y arrête.

Dans La Poubelle et l’Architecte, Jean-Marc Huygen prend justement le temps de préciser — en validant ou en contredisant — la batterie des néologismes et des concepts imaginés pour l’effort de préservation des ressources naturelles de notre planète. En tant qu’ingénieur civil et architecte, il évoque évidemment l’appellation HQE, Haute Qualité Environnementale — invention des politiciens que Patrick Bouchain, comme il le reconnaît dans la préface, remplacerait volontiers par le label HQH, Haute Qualité Humaine. Jean-Marc Huygen nous parle également du concept de "soutenabilité " qui apparaît à la fin des années 1980 dans le rapport Brundtland et qui, à ses yeux, est plus parlant que le concept de "durabilité", si souvent usité. Par ailleurs, il explique l’importance de l’entendement "glocal", c’est-à-dire de l’instauration progressive d’un "réseau planétaire de territoires", de dynamiques à la fois globales et locales, alliant les différents microcosmes régionaux au macrocosme mondial. Enfin, en rappelant par exemple que l’on ne recycle pas un pneu mais sa matière constitutive, il nous laisse entendre que la terminologie des écologistes est de plus en plus galvaudée.

Comme en témoigne le sous-titre — "Vers le réemploi des matériaux" — ce qui a motivé l’écriture de cet ouvrage est précisément une alternative au recyclage qui, dans sa mise en œuvre habituelle, reste consommateur d’une énergie notable.
Avec La Poubelle et l’Architecte, Jean-Marc Huygen propose en effet de donner "un nouvel usage à un objet existant tombé en désuétude", à l’objet qui, d’une manière générale, "a perdu l’emploi pour lequel il avait été conçu et fabriqué".
Ainsi, il s’agit, à des fins architecturales, de détourner la fonction oubliée de l’objet-rebut, de déprogrammer son obsolescence et de court-circuiter la sur-production de nouveaux artefacts. In fine, il s’agit de construire d’après la poubelle, c’est-à-dire en fonction des déchets produits par la société consumériste. "Les bâtiments de demain ne contiendront plus de local à poubelles, mais des zones de réserve situées à l’interface entre le privé et le public, […] le mur extérieur, au lieu d’être revêtu d’une couche de matière servant d’isolation thermique, sera équipé de placards étanches de stockage extérieur, avec une réserve d’objets obsolètes, où tout le monde ira se servir." En voulant substituer nos dépotoirs par une sorte de déposoir, les ambitions de l’architecte sont clairement révolutionnaires.


Au sein d’un tel système, les actions "détruire, jeter, brûler" perdent leur validité. À l’instar de Patrick Bouchain, on peut dire que Jean-Marc Huygen est ce Lavoisier des Arts Appliqués qui prône le fait que "tout se transforme". Plus que d’après la poubelle, c’est donc après la poubelle, après le règne de la poubelle, qu’il faut penser la construction. Dans cette perspective, "le déchet n’existe pas", il est support d’un dialogue social oublié, d’un partage citoyen que la civilisation occidentale a hérité des chiffonniers, fripiers, ferblantiers, et ferrailleurs d’antan et qui, pour le moment, ne ressurgit que furtivement le jour des encombrants ou au sein d’un salon Emmaüs. Ainsi, il ne s’agit plus seulement de produire un minimum, mais d’utiliser et de réutiliser — de réemployer — un maximum.


L’abolition du déchet ne peut d’ailleurs être efficiente, nous dit l’auteur, sans que celle de la "chute" ne soit elle aussi mise en œuvre. L’architecte doit adapter ses projets en fonction des dimensions normées, des proportions arrêtées des matériaux que lui fournit l’industrie. Profiter d’une modularité existante plutôt que tailler sur-mesure. Si, et seulement si, la production de chutes est inévitable, alors le concepteur se doit de les prendre en compte et de les réinvestir directement dans la construction engagée.

Ceci étant dit, on est en droit de se demander à quel(s) architecte(s) s’adresse l’ouvrage, puisqu’il semble effectivement que les propos de Jean-Marc Huygen se destinent avant tout aux acteurs de la profession architecturale, aux "constructeurs".
Si, au centre de sa réflexion, l’auteur place "l’architecte indisciplinaire" et nous parle principalement d’une architecture sans architecte (il cite le Palais Idéal du Facteur Cheval, le travail de Richard Greaves ou encore la récente Demeure du Chaos), s’il se réfère tantôt à des figures isolées, tantôt à des équipées éphémères, s’il s’inspire des "architectes hors discipline, autodidactes et anonymes, […] récupérateurs, auto-constructeurs", c’est bien "l’architecte conventionnel" qui est visé par l’ouvrage. En puisant dans la low culture, voire dans la contre-culture architecturale, Jean-Marc Huygen cherche à impulser une nouvelle posture, à donner de nouveaux outils de travail et de création.


Ainsi, à partir des "œuvres" de quelques glaneurs marginaux et d’une (parfois trop) savante analyse des constructions vernaculaires, celui-ci cherche à instaurer d’autres pratiques qui, comme le remarque l’auteur lui-même, émergent déjà chez certains "Grands". Si Patrick Bouchain, en tant que recycleur de lieux, est souvent convoqué   , c’est le Rural Studio qui illustre avec le plus de pertinence la dynamique actuelle du réemploi : on doit notamment à cette agence américaine la conception d’un mur-rideau essentiellement constitué de pare-brises de voitures abandonnées ou encore une façade stratifiée par l’accumulation ordonnée d’innombrables chutes de moquette. On regrettera toutefois de ne voir les initiatives de cette agence que trop peu commentées.



Au-delà de l’ambiguïté qui s’instaure entre "l’architecte indisciplinaire" considéré comme source et "l’architecte conventionnel" considéré comme cible, ce qui, dans l’ouvrage de Jean-Marc Huygen, peut également nous perdre, c’est justement sa dimension manifeste — pour ne pas dire naïve. Certains passages semblent coupés du réel, d’autres s’affranchissent négligemment des multiples contraintes qui sont, de nos jours, associées à l’architecture. Lorsqu’il propose de substituer le mur extérieur des futurs immeubles par une structure hybride, à la fois interface entre l’espace public et la sphère privée, isolant thermique et rangement de matériaux, lorsque, désireux de transformer le chantier en un "lieu d’ouverture d’esprit et de discussion, avec remise en question aussi bien de la part de l’architecte que de l’administration, du futur utilisateur et des voisins, des différentes corps de métier", il demande à ce que les délais de construction soient modifiés — c’est-à-dire allongés — en fonction de la vitesse d’accumulation des matériaux de réemploi, on est en droit de s’interroger sur les modalités de la mise en œuvre, à grande échelle, de ces principes. On peut s’inquiéter quant à leur "vraisemblablité".

Le néologisme tombe à pic. En effet, la complexité de certains desdits principes, de leur théorisation et de leurs différentes appellations est un autre point qui vient freiner la lecture de La Poubelle et l’Architecte. D’une part, il emprunte la terminologie d’Eward T. Hall et s’approprie les concepts de "société à contexte riche" et de "société à contexte pauvre" pour caractériser les différents états des matériaux de construction. Il détourne également la notion de "Tiers-Paysage" inventée par Gilles Clément et évoque un "Tiers-Village" auto-soutenable en mettant en avant la figure du squatteur, pionnier urbain qui reprend possession "du patrimoine territorial, qui est là, à disposition".


D’autre part, si, comme nous l’avons déjà dit ici, l’écologie s’est inventé un vocabulaire touffu, parfois difficile à décoder, Jean-Marc Huygen ne s’est, pour sa part, pas empêché d’alourdir la collection de termes, ni d’accentuer son exotisme. Ainsi, au fil de la lecture — outre la "remployabilité" — on rencontre le concept de "flexibilité". En lançant le slogan suivant : "La forme suit la flexion", il singe Sullivan   et explique que s’il est une chose finie, fixée, figée, c’est bien la quantité de matière disponible sur Terre et non pas la fonction des formes manufacturées qui, elles, se transforment et s’adaptent indéfiniment. Dans la continuité, vient ensuite le concept de "subsidiarité". Si traditionnellement, "l’architecture induit une consommation irréversible de la matière", elle se doit dorénavant de s’ouvrir à plus d’efficacité d’usage, elle doit contenir, en puissance, plus de potentialités. En bref, il faut penser démontable ou réversible. À ce propos, Jean-Marc Huygen n’utilise plus le terme d’assemblage, mais celui "d’ensemblage".

Ainsi, La Poubelle et l’Architecte se présente sous la forme d’un manuel de principes à l’usage de l’architecte, professionnel ou bâtisseur latent. Un bel ouvrage, disons-le, bien mis en page et largement illustré, riche de références et de citations, qui, malgré une idée centrale plus qu’intéressante — celle du réemploi — s’enlise parfois dans une théorisation excessive ou inutile. Malheureusement, force nous est de constater que, souvent, Jean-Marc Huygen invente des concepts abstraits pour qualifier une réalité connue de tous et emploie des termes un peu trop simples pour qualifier des phénomènes complexes. La présence de quelques poncifs — peu nombreux mais criards : "la matière grise est l’énergie la moins chère […] il est plus efficace de commencer par réfléchir avec méthode" — discrédite également la portée de cette publication