Un ouvrage qui fera date dans l’historiographie – riche mais inégale – du Front populaire.

L’histoire du socialisme français est souvent comprise au prisme d’un rapport au pouvoir supposé problématique   . Cette interprétation, que des travaux récents nuancent en insistant sur l’expérience du "socialisme municipal"   , réserve une place centrale à l’épisode du Front populaire. Elle permet d’insister sur ce précipité de générosité mal pensée (les quarante heures, les congés payés) et de reniements douloureux (la non-intervention dans le conflit espagnol) qui caractériserait l’exercice du pouvoir par les socialistes au XXe siècle. Après que la gauche française a multiplié les expériences gouvernementales depuis la victoire de 1981, la référence au Front populaire relève désormais de mémoires largement apaisées. Comme l’écrit Antoine Prost, "le Front populaire a cessé d’être un enjeu central du débat politique". L’historiographie s’en déploie désormais sur des terrains moins attendus, qu’il s’agisse d’étudier les mobilisations collectives de 1936-1937 au-delà de la grève générale du printemps, ou d’insister sur la transformation des droites sous l’effet du front commun offert par les gauches à partir de 1934. Les Actes de ce colloque organisé en décembre 2006 portent témoignage de ce renouvellement, auquel contribuèrent notamment l’historien Serge Wolikow et les chercheurs de l’université de Bourgogne   .

Deux pays européens ont connu l’expérience d’un Front des gauches modérées, socialistes et communistes dans les années 1930 : la France et l’Espagne. Dans des États où la social-démocratie s’était pensée très tôt comme une doctrine de gouvernement, les tentatives de rapprochement se limitèrent souvent aux organismes de jeunesse ou à des initiatives d’intellectuels, même si des mouvements sociaux purent s’y déclarer, comme le note José Gotovitch au sujet de la Belgique, où le communisme était structurellement faible. Serge Berstein rappelle dans sa contribution que l’initiative du Front populaire revint en France à un parti communiste qui entendait "faire entrer dans l’alliance le parti radical, (…) représentant de ces classes moyennes qu’il s'agi[ssait] de disputer au fascisme". Le "moment" du Front populaire ne se réduit pas en réalité aux expériences gouvernementales de 1936-1937 et 1938. C’est bien la période comprise entre le 6 février 1934 et l’investiture d’Edouard Daladier en 1938 qu’il faut considérer pour comprendre comment l’antifascisme et un pacifisme composite poussèrent les gauches à présenter un front commun face à une droite tentée par la radicalisation. Le colloque de décembre 2006 s’articulait autour de la notion de "recomposition" des paysages politique, culturel et social à la faveur du Front populaire.


           

Plusieurs communications insistent entre autres sur l’importance de la crise néo-socialiste (1933) pour la SFIO. Elle permit, avec d’autres facteurs, qu’un personnel politique renouvelé pour partie apparaisse à gauche à l’issue des législatives de l’été 1936, et autorisa la "vieille maison" à définir une stratégie qui rencontrait les souhaits des communistes. Ainsi que le rappelle Gilles Morin dans sa contribution, le Front populaire remporta son premier succès électoral à l’occasion des municipales de 1935. L’aspiration à l’unité des forces de progrès contre le fascisme s’était déjà fait sentir dans les milieux syndicaux à l’échelle locale, avant le congrès de Toulouse qui scella en mars 1936 la réconciliation entre une CGT puissante et une CGT-U faible mais dynamique : Morgan Poggioli y insiste avec beaucoup d’à-propos. Mais l’histoire du Front populaire n’est pas seulement celle des gauches. L’union des forces de progrès provoqua une recomposition du paysage politique à droite pour répondre à la nouvelle donne : c’est peut-être sur ce terrain que Les deux France du Front populaire se montre le plus intéressant pour un public cultivé de non-spécialistes.


Gilles Richard souligne en effet que, "longtemps négligé par les historiens, les adversaires politiques du Front populaire ont fait l’objet, depuis dix ans, de recherches assez nombreuses et souvent importantes". On sait désormais que, face au défi du Front populaire et des mouvements sociaux de l’été 1936, les droites n’entrèrent pas toutes entières dans "le champ magnétique du fascisme"   ou de la radicalisation. Des hommes comme Pierre-Etienne Flandin purent ainsi, par attachement au libéralisme économique, continuer à défendre des formules de concentration républicaine tout en adoptant des positions compréhensives à l’égard des régimes fascistes en matière de politique étrangère. La réflexion menée autour de la nécessité, pour les droites, de se structurer dans des formations plus solides, conduisit à l’émergence au Parlement, à la faveur des législatives de 1936, d’une sorte de "micro-génération" de responsables formés au sein des états-majors politiques ou des groupements de jeunesse, comme le note Gilles Le Béguec. Le Parti social français, qui est désormais bien connu grâce aux travaux de Jean-Paul Thomas, correspondit de même, après 1936 et la dissolution des Croix-de-Feu, au souci d’adapter le modèle des formations de droite à l’ère des foules en politique. Le mouvement du colonel de La Rocque apparaît plus aujourd’hui comme un "parti attrape-tout, à l’idéologie "ambiguë" que comme l’incarnation d’un fascisme à la française. Situé clairement à droite, le PSF n’en cherchait pas moins à conquérir les électeurs radicaux et refusa de participer à un Front de la Liberté où Jacques Doriot tenait lieu de figure de proue. Enfin, les élus conservateurs ou modérés furent parfois tentés de s’unir au niveau local pour endiguer la progression –même timide- des gauches, comme dans l’Est de la France avec le "Front lorrain" créé entre juin et septembre 1936.


L’étude du Front populaire s’avère en outre féconde pour la compréhension du paysage politique et social de l’après-guerre. L’opposition larvée entre grands et petits patrons au moment des accords de Matignon devait conduire à la création de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises dès 1944, avant même que la CGPF soit refondée en Conseil national du patronat français (CNPF) en 1946. D’après l’historien Edouard Lynch, c’est encore sous le Front populaire que la violence jusque-là circonscrite aux crises viticoles s’introduisit dans les pratiques et les imaginaires des manifestations paysannes, qui protestent contre une politique "de classe" jugée hostile aux agriculteurs. Un écho devait s’en retrouver, en milieu rural mais chez les petits commerçants, dans le poujadisme des débuts   ou plus récemment dans les registres d’action de la FNSEA des années 1970 et 1980.

La richesse des interprétations et des analyses proposées font des Actes de ce colloque un ouvrage qui fera date dans l’historiographie – riche mais inégale – du Front populaire