"Peut-on parler de Nietzsche et la musique sans connaître les rudiments du solfège et savoir lire (au moins approximativement) une partition ?"

Dans un ouvrage intitulé L’esthétique musicale de Nietzsche, Éric Dufour apporte aux études nietzschéennes une contribution doublement décisive. Loin de se contenter de soulever des questions nouvelles et essentielles, il entend y répondre une fois pour toutes, de manière probante et définitive   . L’auteur devra cette éclatante réussite à un double mérite, à la fois philosophique et musicologique : rompant avec une masse de commentateurs incompétents "dont l’esprit n’est décidément pas très wissenschaftlich"   et qui, "sans jamais se référer aux partitions, se répètent les uns les autres en reprenant les mêmes opinions promues vérités définitives"   , il examinera les textes avec attention et intelligence, analysera les partitions avec finesse et exactitude. "C’est d’ailleurs sur ce point, remarque-t-il non sans justesse, que le commentateur est renvoyé aux conditions de possibilité de son propre travail : peut-on parler de Nietzsche et la musique sans connaître les rudiments du solfège et savoir lire (au moins approximativement) une partition ?"  

Pour élucider la conception nietzschéenne du "dionysiaque", Éric Dufour s’appuie sur un postulat ainsi exprimé :

"Par exemple, en ce qui concerne la "musique dionysiaque" dont il est question dans La Naissance de la tragédie : puisque Nietzsche ne renvoie qu’à un seul exemple, à savoir le Tristan de Wagner, peut-être que des considérations élémentaires sur les caractéristiques musicales de cette œuvre permettraient de mieux comprendre ce que Nietzsche entend par là. Davantage, Nietzsche compose à cette époque une œuvre pour piano à quatre mains intitulée Manfred Meditation : si l’on postule qu’il doit y avoir une cohérence entre ce que dit Nietzsche de la musique et la musique qu’il fait, il est fort probable qu’on retrouvera dans Manfred les caractéristiques de Tristan et que leur mise en évidence nous aidera à comprendre cette "musique dionysiaque"   .

Signalons seulement ici que dès le premier paragraphe de La Naissance de la tragédie, Nietzsche cite la 9ème Symphonie de Beethoven en modèle du dionysiaque   . Mais voici l’essentiel de l’analyse tant attendue de Tristan et Isolde :

"Il faut mettre en évidence les caractéristiques proprement techniques par lesquelles Tristan et Isolde construit un tel devenir musical qui exprime la volonté dans laquelle sont résorbées toutes les formes individuelles.
En premier lieu, cette continuité musicale se manifeste dans le refus de la structure de l’opéra, c’est-à-dire la discontinuité instituée par la succession des récitatifs, des airs et des ensembles. La "mélodie infinie" wagnérienne est précisément un flux mélodique qui ne s’interrompt pas.
En second lieu, Wagner construit une continuité véritable au niveau harmonique et mélodique. Dès le Prélude, l’écriture musicale est subordonnée à la mélodie.
[Tristan et Isole, Prélude, mesures 1-4 (réduction pour piano)]
Cet accord, qu’on appelle l’"accord de Tristan", est en effet pensé mélodiquement (et non harmoniquement). Son indétermination tonale est due à son aspect horizontal : aussi hésite-t-il temporellement entre le mi mineur et le la mineur et participe-t-il des deux à la fois, sans qu’on puisse accorder un privilège à l’une des deux tonalités. Cet accord n’est pas pensé harmoniquement, en fonction des lois du cadre tonal et des passages (modulations) qu’il autorise et défend, mais en fonction d’un déploiement temporel imprévisible de la ligne mélodique qui intègre des notes de passage inattendues déstabilisant la tonalité. Cette idée vaut pour Tristan dans sa totalité. De plus, l’écriture musicale de cet opéra est chromatique. Aussi la mélodie contient-elle systématiquement de longues appoggiatures au demi-ton qui introduisent des dissonances. Le chromatisme, qui était auparavant "un élément occasionnel dans un contexte diatonique", devient ici "le fond essentiel" et constitue le moyen par lequel Wagner porte "atteinte à la tonalité". Plus largement, la musique wagnérienne cherche à instaurer une indétermination tonale systématique, en abusant des notes de passages, des appoggiatures et des modulations, de sorte que la tonalité est constamment brouillée sans que l’auditeur puisse l’identifier. Ce procédé fait de la musique, non pas une succession d’états figés et immédiatement reconnaissables (identification de la tonalité et des modulations successives), mais un pur devenir qui se transforme au sein d’un processus de détermination infini qui n’atteint aucun but, même temporaire. Ces procédés sont précisément ceux qui permettent de dissoudre l’individualisation et la détermination, donc l’identité. Il y a dans Tristan une instabilité tonale qui apparaît dès l’accord initial, lequel ne trouve sa résolution qu’avec l’accord parfait en si majeur qui conclut la mort d’Isolde. Partant, nous ne pouvons jamais identifier ni déterminer la tonalité dans laquelle nous nous trouvons."  



Pour commencer, l’auteur confond ce qu’il appelle "cet accord" avec les quatre premières mesures du Prélude : on retrouve cette confusion à plusieurs reprises.  

Ensuite, l’analyse se limite à quelques mots sur ces quatre mesures, d’une part, et à des considérations générales sans référence précise, d’autre part. Étrange conception de l’analyse musicale, qui se contente de généraliser des remarques portant sur les premières mesures du prélude symphonique d’un drame lyrique en trois actes, sans un seul mot sur le poème, la structure de l’œuvre, l’écriture vocale et instrumentale, le traitement des personnages…

Enfin, l’analyse s’avère inexacte. Non seulement il n’est pas toujours impossible d’identifier la tonalité, mais le seul extrait cité en exemple commence précisément par une harmonie de la (le fa de la deuxième mesure étant une longue appoggiature du mi) pour aboutir à un accord de septième de dominante en la   : il n’y a donc pas ici d’"indétermination tonale systématique". Reste à expliquer néanmoins "l’accord de Tristan", accord de passage suscité par le mouvement mélodique chromatique des deux thèmes principaux de l’œuvre.

Plus généralement, les leitmotive de l’"indétermination tonale" et du caractère "imprévisible de la ligne mélodique" contredisent le sens musical du chromatisme, qui consiste au contraire en l’attraction tonale de la mélodie de demi-ton en demi-ton ; attraction due non pas à "une simple succession d’instants ou de moments, sans qu’aucune loi, aucune règle logique ne nous expliquent pourquoi telle phrase donne naissance à telle autre dans laquelle elle se poursuit"   , mais bien au contexte formé par l’harmonie, puisque c’est d’elle que dépend la perception des notes étrangères comme telles. L’effet du chromatisme tonal est donc une tension irrésistible vers une résolution généralement ajournée par Wagner : le désir toujours repoussé, en somme – n’est-ce pas tout le sujet de Tristan et Isolde ? C’est ce qu’explique admirablement Jacques Chailley, dont il faut citer le passage suivant in extenso :
   
"Outre sa fréquence inhabituelle, le chromatisme de Tristan est encore particulièrement expressif par l’intensité exceptionnelle qu’a su lui conférer le génie de Wagner. Il ne s’exprime cependant que par les moyens habituels – surtout notes de passage et appoggiatures au demi-ton – mais avec une abondance et surtout une insistance inconnues auparavant, et qui en font la nouveauté. Prenons-en comme exemple les célèbres quatre premières mesures, où figure le fameux accord dit "accord de Tristan", fa-si-ré dièse-sol dièse, mesures qui si longtemps n’ont paru mystérieuses, voire inexplicables, qu’en raison de la maladresse des traités et des méthodes d’analyse en cours. Nous les analyserons en détail au moment de l’étude des thèmes, et nous verrons qu’elles peuvent se ramener à une simple succession tonique-dominante dans le ton principal de la mineur. Mais alors qu’une succession de ce genre, au maximum, ne reçoit guère d’ordinaire plus d’une ou deux notes étrangères, on en compte ici quatre, toutes au demi-ton voisin (diatonique ou chromatique) et toutes appuyées avec une insistance inaccoutumée. Or, chacune d’elles signifie "tension", et toutes sont appuyées au maximum, voire au-delà du maximum admis par l’usage préalable. Que ce régime, établi dès les premières mesures, soit maintenu longtemps (et il le sera), et l’on conçoit que la "tension" du drame deviendra vite un survoltage exceptionnel. Le chromatisme de Tristan, à base d’appoggiatures et de notes de passage, représente donc, techniquement et spirituellement, sans aucune atteinte à la tonalité, l’apogée de la tension."  

Mais… diantre ! N’avons-nous pas lu tantôt chez Éric Dufour la phrase suivante : "Le chromatisme, qui était auparavant "un élément occasionnel dans un contexte diatonique", devient ici "le fond essentiel" et constitue le moyen par lequel Wagner porte "atteinte à la tonalité"" ? Ne prétend-il pas citer ici, comme l’indique la référence donnée dans la note, cette même page de Jacques Chailley ? Éric Dufour pousse là le comble de l’imposture jusqu’à attribuer à l’éminent musicien des propos très exactement contraires à ceux qu’il tient en réalité dans son livre.  



Après Tristan et Isolde, c’est à Manfred-Meditation   de Nietzsche que s’attaque Éric Dufour. S’il n’est guère de référence précise à un passage de Manfred-Meditation qui ne comporte une inexactitude, le début de l’œuvre est déjà l’occasion d’une méprise :

"L’instauration du climat dans lequel commence Manfred contient quasiment une citation de Tristan et Isolde. Le célèbre Sehnsucht-Motiv de Tristan est en effet composé de quatre notes qui forment une progression chromatique : sol #, la, la #, si. Or le début de Manfred contient également quatre notes qui forment une progression chromatique et qui donnent une même impression de Sehnsucht : la b, la bécarre, si b, si bécarre. Il s’agit donc de motifs qui sont enharmoniques et qui sont donc, au clavier, littéralement les mêmes."  

Ces motifs ne sont pas littéralement les mêmes : ils ne sont pas accompagnés des mêmes harmonies, leur rythme n’a rien de commun, et Nietzsche rompt la continuité de sa progression mélodique en passant à l’octave inférieure sur le si bécarre où culmine au contraire la phrase de Wagner. Bref, les deux motifs sonnent de manière totalement différente.

Continuons :

"La déstabilisation de la tonalité est également produite par l’utilisation fréquente de glissements chromatiques, autant dans la mélodie que dans l’harmonie. La mesure 39 est représentative de cette tendance : elle installe à nouveau le climat du commencement par des glissements chromatiques qui créent une nouvelle fois un sentiment d’attente par l’indétermination tonale qu’ils introduisent. Nous pouvons également observer les mesures 290-291, où l’utilisation du chromatisme n’est pas sans évoquer le duo d’amour du second acte de Tristan. Comme dans l’accord de Tristan, la mélodie se déplace sur des intervalles chromatiques et la tonalité reste indéterminée. Le premier accord est un accord de septième mineure du deuxième degré de sol (mesure 290), le second est un accord renversé de quinte diminuée du septième degré de si mineur ou majeur. Cela posé, le ré # gêne la tonalité dans la première mesure, ce qui est également le cas du fa bécarre dans la seconde mesure. Si nous considérons le ré # comme une note réelle et non accidentelle, nous pourrions être en mi mineur (ou dans sept autres tons). Dans la seconde mesure, le fa bécarre ne peut être considéré comme une note réelle, en sorte que nous sommes nécessairement en si."  



Prenons dans l’ordre les références de cette analyse désordonnée :
- il n’y a strictement aucun chromatisme à la mesure 39, pas plus qu’entre la mesure 39 et celle qui précède ; bien mieux : l’harmonie reste strictement identique pendant toute la mesure, les notes qui la composent demeurant rigoureusement les mêmes   ;
- le duo d’amour auquel Éric Dufour fait allusion, célèbre sous le nom d’"hymne à la nuit", dure 89 mesures (571 à 659) : on aimerait plus de précision…
- aucune mélodie ne "se déplace" dans l’accord de Tristan ;
- les mesures 290 et 291 : le "premier accord", ré dièse – la – do bécarre – fa dièse (dont le sol bécarre est une appoggiature), est une septième diminuée, non une septième mineure : il s’agit clairement d’une dominante du ton de mi majeur affirmé mesure 289 sans aucune ambiguïté. Cet accord n’a rien à voir avec une septième du second degré de sol, dont on voit mal d’où elle sortirait, et qui ferait du sol une tonique. Le "second" accord est bien en si, mais il porte un nom beaucoup plus simple que ne le laisse accroire la description alambiquée d’Éric Dufour : c’est un triton (3ème renversement de l’accord de septième de dominante).

Autre approximation :

"Manfred passe d’une tonalité à une autre sans que ce processus trouve, sinon un terme, du moins un repos momentané. C’est le cas par exemple à partir de la mesure 31, où Nietzsche passe en ré majeur, après un long passage en mi mineur qu’il étire par des notes de passage (mesures 27 à 30), sans nous donner la résolution que nous fait attendre la pédale de dominante (mesures 22 à 26) que nous retrouvons à la mesure 30."  
   
On peut certes entendre en mi mineur ce passage étrange ; pourtant, tout au long des mesures 27 et 28 s’étale un mi bémol cruellement incompatible avec la tonalité de mi. Accordons à Éric Dufour le bénéfice d’un doute qu’il ne soulève pas : en interprétant ce mi bémol comme un ré dièse mal orthographié, et non comme un authentique mi bémol, on peut considérer que l’harmonie de dominante en mi de la mesure 26 se prolonge mesures 27 et 28 en changeant de renversement, quoique le passage orthographique du ré dièse au mi bémol enharmonique ne s’explique guère, et que le do (alors "9ème") accolé à cette "sensible" et placé sous la fondamentale si produise un effet extrêmement dur. Dans cette hypothèse, on peut interpréter l’harmonie de la mesure 29 comme un quatrième degré altéré ramenant à la dominante de mi mesure 30 – où ne se trouve d’ailleurs aucune pédale.

Et voici une perle :

"Non seulement Nietzsche ne cesse de troubler les tonalités, mais il utilise même la bitonalité de la mesure 180 à la mesure 183 : la partie écrite en clé de fa soutient par des accords de fa la mélodie de la partie écrite en clé de sol qui est en do majeur."  

L’harmonie de la mesure 180, un triton en fa, est d’autant plus indiscutable que cette mesure ne comporte pas la moindre note étrangère à l’accord   et que ce triton se résout sur un accord de sixte en fa mineur sur le premier temps de la mesure 181. Les deuxième et troisième temps de cette même mesure apportent bien une couleur de dominante de do majeur (septième de dominante puis triton et tierce mineure), à la fois par l’harmonie et par le contour mélodique de la partie de premier piano, sans qu’en aucun cas ce bref emprunt ne permette de parler de bitonalité puisque les harmonies ne sont jamais superposées mais juxtaposées   . Nietzsche répète ces deux mesures à l’identique aux mesures 182-183.



Sur le plan rythmique, les remarques d’Éric Dufour conservent une pertinence constante : "Il y a en général dans Manfred une structure ternaire. Les passages relevant du quatre temps (mesure 236 par exemple) ou du deux temps (mesure 243) sont relativement rares."   Or, ce sont les mesures 238 et 246 qui sont écrites à quatre temps (4/4), non la mesure 236. Ou encore : "Notons enfin une originalité rythmique : Nietzsche utilise l’hémiole (voir par exemple les mesures 40-50), procédé rythmique qui consiste à transformer deux mesures à trois temps en une grande mesure à trois temps, ce qui déplace les temps forts."   En dépit de l’effort sémantique de l’auteur, il n’y a aucune hémiole de la mesure 40 à la mesure 48 : une basse tombe systématiquement sur le premier temps, alors que la structure rythmique décrite par Éric Dufour supposerait que le premier et le troisième temps d’une mesure puis le deuxième de la suivante soient accentués. C’est uniquement aux mesures 49 et 50 que la basse adopte effectivement ce schéma rythmique   , certes particulièrement original, puisqu’il était déjà fort goûté des maîtres baroques   .

Éric Dufour nous gratifie également de considérations générales oscillant entre l’obscurité fumeuse et la banalité navrante ; par exemple : "Dans Manfred, Nietzsche esquive toujours la résolution, sans qu’on ait pour autant l’impression qu’il assume cette irrésolution."   Non seulement c’est faux (on a vu plus haut des exemples de résolution), mais surtout, on ne voit guère ce qu’entend démontrer l’auteur en évoquant une impression dont l’objet demeure pour le moins équivoque. Qu’est-ce qu’assumer l’irrésolution en musique ?

Pour clore ce brillant chapitre, Éric Dufour soutient la thèse selon laquelle Nietzsche composerait une musique conforme aux lois de l’harmonie classique, non sans déceler quelques exceptions :

"Nous devons cependant remarquer certains "heurts" dont il est peu probable que Nietzsche les ait voulus consciemment, dans le but tout à fait romantique d’enfreindre les règles d’école. Ainsi est-ce le cas de l’enchaînement du dernier temps de la mesure 316 au premier temps de la mesure 317. Nous y trouvons en effet un accord de sixte et de quarte du premier degré de do mineur, qui est enchaîné avec l’accord, à l’état fondamental, du premier degré de do mineur."  

Il s’agit tout simplement d’une syncope d’accords, ce qui signifie que le même accord se trouve de chaque côté de la barre de mesure : ici, un accord de do mineur dans deux renversements différents. L’effet en est très plat puisque l’harmonie reste rigoureusement identique, mais en aucun cas il ne saurait passer pour "heurté" ; au contraire, on peut difficilement imaginer un enchaînement plus pauvre et plus statique. Ce qui n’empêche pas l’auteur de poursuivre :

"Il est difficile de ne pas voir dans un tel enchaînement harmonique une "erreur", mais il est tout aussi difficile de trouver d’autres exemples de tels enchaînements de Manfred : aussi surprenantes que soient les discontinuités du discours musical nietzschéen, elles ne répugnent pas pour autant aux lois de l’harmonie."  

On ne peut réprimer ici deux remarques : d’abord, les fautes d’harmonie sont innombrables dans Manfred-Meditation   ; ensuite, la thèse selon laquelle Nietzsche se conformerait aux règles de l’harmonie contredit abruptement toutes les analyses qui l’ont précédée, lesquelles visaient au contraire à accréditer l’idée d’une rupture avec le langage classique au moyen d’une "indétermination tonale" systématique. Cette indétermination nous semble devoir moins à l’exemple de Wagner qu’au manque de métier de Nietzsche. Éric Dufour conclut pour sa part que "Manfred témoigne d’une connaissance indéniable des règles de la composition"   . Traduction française : une telle analyse témoigne d’une méconnaissance indéniable desdites règles de la composition.



Il est à craindre que la volonté de faire de Manfred-Meditation une sorte de "Sous-Tristan", suivant le leitmotiv de l’indétermination tonale ait "conduit" Éric Dufour à bien des égarements. Pourtant, il écrit : "L’analyse de Tristan, mais aussi celle de Manfred-Meditation, pièce qui s’est révélée être une illustration de la conception développée dans La Naissance de la tragédie, nous ont permis de mieux comprendre les caractéristiques de la musique dionysiaque et leur sens esthétique et philosophique."   Mieux : non content de faire preuve d’une musicalité surprenante de la part d’un auteur qui se targue d’apporter pour la première fois les analyses musicales qui faisaient défaut à tous les commentaires antérieurs, Éric Dufour ne manque pas une occasion de dénoncer leurs infortunés auteurs.  

Elégance, probité, pertinence, tels sont les incontestables mérites d’un ouvrage où l’on apprend bien des choses encore : que "la musique, comme on l’a vu, n’est pas pour Nietzsche dans le temps"   ; que "la septième diminuée n’assume pas le passé et ne pose aucune direction par rapport à laquelle le présent pourrait s’instituer comme tel en faisant advenir un futur", et plus précisément qu’elle apparaît "comme l’élément qui fait de la phrase musicale un énoncé hypothétique d’autant plus aporétique que, alors que toute question formulée dans notre langage ordinaire implique quelque chose quant à ce qu’il faut chercher et quant à la manière dont nous devons le chercher, la septième diminuée apparaît comme le fait d’interroger en général, sans même poser une question déterminée"   ; que de manière générale "la musique wagnérienne refuse de construire une totalité harmonique, mélodique et rythmique nécessairement finie"   .

Selon l’auteur de L’esthétique musicale de Nietzsche, "Nietzsche ne cesse de revenir sur un unique thème : comment un discours sur la musique est-il possible ?"   Qu’elle intéresse Nietzsche ou non, il semble qu’Éric Dufour n’ait pas suffisamment médité cette question.


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La critique du livre de Florence Fabre, Nietzsche musicien. La musique et son ombre (PUR). Nietzsche possédé par le "démon de la musique", inspirateur de ses œuvres musicales comme de sa pensée, de son style, de ses livres. Par Julien Brun.