Nietzsche possédé par le "démon de la musique", inspirateur de ses œuvres musicales comme de sa pensée, de son style, de ses livres.

Nietzsche n’a cessé de clamer cet aveu déconcertant : "J’aurais voulu être musicien". À son ancien élève et fidèle secrétaire, l’obscur compositeur Peter Gast, il écrit le 22 juin 1887 : "il est hors de doute que dans le tréfonds de mon être, j’aurais voulu pouvoir composer la musique que vous composez, vous, – et ma propre musique (bouquins compris) n’a été faite que faute de mieux   …" Mais si l’on n’ignore pas toujours que Nietzsche a énormément composé, notamment dans sa jeunesse, c’est uniquement parce qu’il est en même temps l’auteur génial du Gai savoir ou… du Cas Wagner ; car sa musique dépasse rarement le stade de l’improvisation maladroite ou inachevée.

Et pourtant, il s’agit bien du même homme, lequel revendique en outre la dimension personnelle et musicale de sa pensée : "On pourrait peut-être classer tout le Zarathoustra dans la musique ?" écrit-il dans Ecce homo. D’où les questions que pose Florence Fabre dans l’avant-propos de son livre, Nietzsche musicien : "Quelle est donc exactement la part de la musique dans la pensée de Nietzsche ? Comment se forme sa pensée musicale, sous quelles influences ? Quelle est la part du "vécu" dans sa réflexion esthétique ? Surtout, puisqu’est reconnue l’importance que revêtait la musique aux "yeux" de Nietzsche, ne pourrait-on tenter une lecture de ses œuvres – tant musicales que poétiques et philosophiques – dans le but de déterminer si le rapport de l’homme à la musique a pu jouer un rôle de structuration de sa pensée ? Ce sont les questions auxquelles ce livre tente d’apporter des éléments de réponse."  

Nietzsche musicien, c’est d’abord Nietzsche compositeur. Beaucoup plus méconnu que Nietzsche philosophe, mais plus ancien, il fait l’objet des quatre premiers chapitres du livre : Florence Fabre y retrace soigneusement la biographie musicale de Nietzsche à partir des partitions et de la correspondance, en suivant un plan chronologique et une méthode musicologique qui lui permettent de mettre en évidence les évolutions de son langage musical, l’histoire de ses principales compositions, les influences dont elles dérivent   .

Un premier coup d’œil sur les nombreuses œuvres et esquisses de jeunesse de Nietzsche ne laisse aucun doute sur l’ascendance définitive que prend sur lui le "démon de la musique" ; l’étude des Lieder est ensuite l’occasion d’un premier traitement de la question du rapport entre la musique et la parole ; suit un résumé détaillé de "l’affaire Manfred", de la genèse de Manfred-Meditation à sa relecture rétrospective par Nietzsche dans Ecce homo, en passant par le jugement assassin de Hans von Bülow dont la lettre est en grande partie traduite dans le livre ; enfin, le quatrième chapitre, s’appuyant sur les travaux de Curt Paul Janz   , reprend en détails l’histoire de l’Hymne à la vie édité à compte d’auteur en 1887 (dans une orchestration de Peter Gast) et dont Nietzsche souhaitait dans Ecce homo qu’il soit chanté un jour en sa mémoire. En complément, un disque joint à l’ouvrage permet d’écouter les compositions les plus importantes de Nietzsche : quelques Lieder, Manfred-Meditation, la Prière à la vie de 1882 et l'Hymne à la vie de 1887.



Il est dommage en revanche que les exemples musicaux soient parfois entachés d’erreurs d’analyse qui nuisent au propos : c’est le cas du tout premier exemple, extrait de Jesu, meine Zuversicht de Nietzsche (mes.1-9)   , ou encore du passage de Schmerz ist der Grundton der Natur pour 2 pianos de Nietzsche (mes. 269-273), que Florence Fabre rapproche d’un passage du Prélude de Parsifal de Wagner (mes. 39-43)   .

Mais Nietzsche musicien, selon Florence Fabre, c’est aussi Nietzsche philosophe. Ou plutôt, Nietzsche philosophe reste Nietzsche musicien : lorsqu’il parle de musique, "c’est en musicien qu’il s’exprime, non en musicologue ou en esthéticien – en musicien pour qui la musique est le noyau constitutif de sa personnalité et de sa vie."   C’est le leitmotiv du livre   ), amplement développé dans les trois derniers chapitres à partir de l’approche biographique et musicologique qui précède.

L’emprise du "démon de la musique" sur cet apprenti maladroit qu’est Nietzsche compositeur, loin de s’effacer progressivement au profit de ce virtuose de la langue qu’est Nietzsche philosophe, demeure chez ce dernier tout aussi active, seulement ce démon en Nietzsche s’exprime désormais de deux manières différentes : tantôt, de plus en plus rarement, sous sa forme première, musicale, "dionysiaque", mais c’est alors l’échec artistique ; tantôt sous sa forme dérivée, verbale, "apollinienne", et c’est alors seulement, dans le domaine littéraire, qu’il parvient à réaliser une œuvre véritable.

Autrement dit, non seulement Nietzsche est musicien en ce sens qu’il a composé, tant bien que mal, de la musique, mais plus profondément parce que toute son œuvre, livres et musique inclus, procède d’une disposition foncièrement musicale ; ainsi du Nachtlied, mouvement lent de cette symphonie qu’est Ainsi parlait Zarathoustra : "On évitera de suggérer vaguement que Nietzsche pratique une "écriture musicale" ; mais on peut affirmer que la genèse du texte nietzschéen passe par les étapes suivantes : chaos organique "harmonique" de caractère "dionysiaque", mélodie et rythme lancinants donnant progressivement naissance à des bribes de parole, qui s’articulent enfin en phrases poétiques. Le poème naît d’un vécu de type musical, il s’extrait d’une gangue musicale, mais il n’est pas musique."  

Florence Fabre tranche donc la question de l’antériorité de la musique ou de la parole en faveur de la musique : toujours présente chez Nietzsche de manière latente et diffuse, au moins sous forme de Stimmung, c’est la musique qui féconde la parole et dont il tire sa pensée, son style, ses livres – et, avec moins de bonheur, sa musique.

Nietzsche musicien, c’est en somme la tentative d’une généalogie de la production de Nietzsche considérée dans son ensemble, comme un tout indissociable, et rapportée à un affect fondamental d’ordre musical, "dionysiaque", dont seraient issues à la fois les œuvres musicales, ratées, et les œuvres verbales, réussies. La thèse est intéressante, elle est discutable. Nietzsche aurait-il fait exactement l’inverse de ce que lui conseillait Hans von Bülow – mais en philosophie, non en musique : laisser le gouvernail à la musique sur l’océan des mots ?
 

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La critique du livre d'Éric Dufour, L'esthétique musicale de Nietzsche (Presses Universitaires du Septentrion). "Peut-on parler de Nietzsche et la musique sans connaître les rudiments du solfège et savoir lire (au moins approximativement) une partition ?" Par Julien Brun.