Dans son dernier livre, Serge Tisseron dégage les logiques qui poussent nos contemporains à passer un temps important devant les écrans.

Dans son dernier livre, Serge Tisseron dégage les logiques qui poussent nos contemporains à passer un temps important devant les écrans et relate comment s’y nouent des rencontres. Il compte ces phénomènes au nombre "des transformations qui, bien que peu visibles, ont profondément affecté notre relation à nous-mêmes"   . Il surprend par ce qu’il nous apprend des "nouvelles pratiques" en ligne et du règne des avatars, et par une des conclusions qu’il en tire : c’est dès la maternelle qu’il faut former les enfants à la fonction du semblant pour les préparer à l’importance du virtuel dans nos sociétés.


"T’as d’beaux avatars, tu sais ?"


Serge Tisseron pointe un paradoxe qui anime les nouveaux systèmes relationnels en réseau : la combinaison d’une recherche de solitude dans la réalité se conjugue sur le net avec une propension nouvelle à l’"extimité", qui consiste à "rendre publiques des parties secrètes de soi pour les faire reconnaître et valider par l’entourage"   . Cela conduit à adhérer à tel ou tel "news groupe", à "chatter" au nom de tel ou tel point commun, à faire des "coming out" sur son blog, et à développer ainsi un discours dont même les plus proches à savoir ceux qui vivent sous le même toit sont parfois privés.

Au nombre des nouvelles pratiques s’ajoute une nouvelle forme relationnelle par avatar interposé. Il y aurait certainement là une belle mythologie à écrire à la façon de Roland Barthes. Il faut entendre par avatar ces petites créatures créées par l’internaute pour se représenter sur des sites comme Second life ; mais ce concept peut être étendu à l’identité "recomposée" sur des sites comme Myspace, Facebook ou Meetic : soi-même idéalisé, ou un autre soi, parfois vu comme un double, ou un ersatz, un "moi-idéal" ou encore un "idéal du moi". Comme le dit l’auteur : "Aucune de ces identités ne l’incarne dans sa totalité, mais chacune figure une partie de ce qu’il est"   . L’avatar permet à son créateur de donner libre cours à son imagination. Les espaces de rencontre entre avatars ainsi créés ont ceci de fascinant que chaque avatar vit sa vie aussi en fonction des rencontres faites : c’est un espace virtuel qui génère par lui-même des possibilités.

L’auteur étudie aussi les ressorts à l’œuvre sur les sites de jeux de rôle en ligne comme Warcraft ou Final Fantasy. Les rencontres n’y sont pas amoureuses, mais initiatiques et viennent remplir une fonction qui est désormais faiblement assurée par la société. Les jeunes qui s’y adonnent rejouent souvent ici le "roman familial" au sens freudien, c'est-à-dire la tendance à s’imaginer une autre famille que la leur   .

Ainsi, pour l’auteur, l’écran et ses fonctionnalités mettent en scène des dimensions secrètes de l’internaute, qu’elles soient conscientes ou inconscientes. C’est ici que la démonstration est très convaincante.


Quand on ne sait plus à quel avatar se vouer


Les dialogues se nouent dans le monde virtuel entre imaginaire et réalité à partir d’une fonction de leurre. L’auteur tente de qualifier ces rencontres : s’il peut y avoir une forte dimension de soliloque en miroir, la relation virtuelle à l’autre peut aussi devenir son propre but ce qui ressemble alors à la définition classique de la perversion   . Mais l’auteur insiste sur quatre grandes fonctions qui peuvent être assurées par le recours à l’avatar   comme par tout objet que nous élisons : être un support pour l’identité (aux multiples facettes), commémorer des événements conscients ; recevoir en dépôt des parties de nous-mêmes mises à l’écart ; s’approprier sa propre histoire. Les témoignages de ceux qui ont créé des avatars indiquent que les avatars leurs procurent toute une gamme de sensations non pas seulement émotionnelle mais aussi du domaine de la corporéité. Certaines personnes disent avoir ressenti physiquement les sensations prêtées à l’avatar par le logiciel. Il semble qu’il en aille ainsi d’une forme d’hystérie dans le rapport entretenu à soi-même par le truchement de l’avatar   .

Serge Tisseron pose alors la question mainte fois posée, qui est celle de l’addiction. Les internautes qui développent ces nouvelles pratiques sont ils "addicts" ? Pour répondre à cette question, Serge Tisseron distingue très pédagogiquement les différentes positions adoptées vis-à-vis de l’écran   . Ainsi, selon lui, ce ne sont pas toutes les relations à l’écran qui relèvent du processus "addictif". Tout dépend selon lui de la position adoptée. Si la pratique consiste à mettre en scène son monde intérieur, il n’y a pas forcément de relation d’addiction. S’il s’agit en revanche de créer par ce moyen quelque chose qui a manqué, là, les conditions sont plus favorables à l’addiction. S’il s’agit enfin de la quête de l’excitation, là, il s’agit d’un mode de fonctionnement très proche des phénomènes "addictifs". C’est pour cette dernière posture (en soulignant qu’il n’y a jamais une posture tout à fait pure, mais souvent combinée aux deux autres), que selon lui, l’usage des nouvelles technologies pourra avoir des vertus thérapeutiques   .

On retrouve ici les thématiques déjà explorées par S. Tisseron quant à l’attachement   : il démontre que la construction de l’attachement dans la prime enfance, au travers de la dyade maternelle, imprime sa marque dans le rapport à l’écran. Son projet thérapeutique est alors de démêler cette construction en utilisant le jeu comme médiateur, puisque c’est dans cette médiation que des symptômes pourraient être apparus : l’écran sert de révélateur de symptômes (plainte), puis de vecteur thérapeutique (consultation).



Qu’est-ce qui est vraiment nouveau ?

Tandis que ce livre est d’une part extrêmement précis dans l’emploi des notions psychanalytiques (telles que le déni, l’attachement, la fonction de pare-excitation, l’effondrement, l’objet partiel…), il introduit par ailleurs à des pratiques nouvelles en ce nouveau monde virtuel. Il différencie par exemple utilement le "happy slapping" (se faire filmer en train de perpétrer une agression) et le "machinima" (création de petits films à partir de ‘images de téléphones mobiles). Ainsi ce livre, d’un auteur qui semble aussi féru et connaisseur des nouvelles technologies que les patients dont il narre les expériences, est avant tout une mine : pour ceux qui sont confrontés à des "problèmes d’ordinateurs" ou tout simplement pour ceux qui veulent comprendre les mutations contemporaines à l’oeuvre.

On pourra toutefois se demander ce qui est vraiment nouveau dans ce que nous décrit S. Tisseron. Certaines pratiques sont indéniablement étonnantes, et il convient de souligner que la fonction de leurre peut tuer, pour faire référence au suicide d’une jeune fille aux États-Unis en 2006, son avatar ayant été dupé par l’avatar aimé. Mais le rapport à "l’objet avatar" n’est rien d’autre qu’un rapport à l’objet, ceux de la "lathouse"   lacanienne et à l’ "objet a"   ). Il semble qu’il n’y ait que le raffinement qui change, l’objet de la lathouse (ordinateur) se rapprochant dangereusement de l’ "objet a" par le truchement de l’avatar. Ca brûle !

Il ne nous semble pas pourtant que les écrans changent l’homme   . C’est plutôt l’investissement particulier de celui-ci vis-à-vis d’objets particuliers qui semble radical et venir témoigner d’une nouvelle forme d’engagement total. Il serait également intéressant d’éclaircir le "nouage réel-symbolique-imaginaire"   à l’œuvre dans le fonctionnement des internautes. La dimension perverse est effectivement très présente et cela rejoint en cela les analyses de Charles Melman sur la nouvelle économie psychique   . La piste que propose l’auteur en rapprochant l’avatar et le signifiant semble très fructueuse : on peut imaginer d’observer cliniquement les rapports qu’entretient l’avatar avec la lettre et le signifiant   ; l’avatar pourrait alors constituer pour le psychanalyste un matériau à analyser au même titre que les rêves ou les dessins des enfants. La clinique du jeu s’avère être un champ très propice à l’investigation ainsi qu’en témoignait un colloque en ethnopsychiatrie récemment publié   .

L’ordinateur fait accéder à des mirages de plaisir et au plaisir des mirages : sa fonction quasi-anxiolytique est aussi une réponse à la "fatigue d’être soi" pour reprendre l’expression d’Alain Ehrenberg   . Mais sa fonction de jeu est ancestrale, et remplit les fonctions identifiées par Roger Caillois dans son ouvrage anthropologique sur "les jeux et les hommes"   : compétition, théâtre, stratégie, risque. La préconisation que fait l’auteur en conclusion est surprenante (prévenir des dangers virtuels en formant les enfants dès la maternelle aux jeux de rôles). Les enfants n’ont pas attendu la maîtresse d’école pour jouer (dès la crèche) au docteur, à papa et maman, et pour mimer "en semblant" leurs actes quotidiens.

La question qui se pose n’est-elle pas plutôt de savoir quelle est cette société qui se construit loin du charnel et qui semble bien désappointée en dehors du semblant ?


* À lire également sur nonfiction.fr :

- la critique du livre de Mickaël Stora, Les écrans, ça rend accro..., par Marie Bonnet
- la critique du livre de Serge Tisseron, La résilience, par Marie Bonnet