Serge Tisseron interroge la notion de résilience, importée des Etats-Unis. Exhaustif, l'auteur décortique aussi les limites de son usage théorique et clinique.

Chroniquer un si petit ouvrage, paru dans la collection "Que Sais-Je" des Presses universitaires de France (P.U.F.) voilà une entreprise qui pourrait paraître bien légère... Pourtant, gageons que ce livre de 127 pages sur la résilience est un ouvrage qu’il convient à ceux qui s’occupent de psychanalyse, de psychologie ou d’éducation des enfants, d’avoir dans leur bibliothèque.

 

La résilience est un terme emprunté à la physique pour désigner la capacité des individus à surmonter les traumatismes. Cet ouvrage didactique tente de faire le tour de la question : origines, développements, usages, excès permis à son propos, critique.

 

L’auteur, Serge Tisseron, est psychiatre et psychanalyste, directeur de recherches à l'université Paris X Nanterre. Il mène diverses recherches, sur la famille, mais aussi sur les relations qu’établissent les enfants avec les images notamment. Il est vigilant quant aux conséquences psychiques que peuvent avoir les nouvelles technologies sur les plus jeunes : en ce sens, la question des conditions d’un traumatisme infantile l’intéresse. Il semble logique que les dimensions cliniques de la résilience l’intéressent tout autant : phénomène psychique semblant fonctionner comme antidote aux substances vénéneuses du traumatisme.

 

Qu’il soit l’auteur de cet ouvrage attire l’attention. En effet, Serge Tisseron n’est pas celui qui a introduit en France le concept de résilience. Cette introduction revient à Boris Cyrulnik, l’auteur d’Un merveilleux malheur (Odile Jacob, 1999). Serge Tisseron se positionne a contrario comme celui qui met en garde contre les ambiguïtés et les risques de l’utilisation massive et large de ce concept dans des approches allant de la psychanalyse à l’enseignement, en passant par les thérapies comportementalo-cognitivistes. Un ouvrage très récent coordonné par le psychanalyste Joyce Aïn, Résiliences : Réparation, élaboration ou création (Erès, 2007), propose d’ailleurs une intéressante confrontation des approches tant de Boris Cyrulnik que de Serge Tisseron.

 


Un appauvrissement des notions fondamentales en psychanalyse

 

Serge Tisseron précise la double entrée de la notion de résilience : il s’agit à la fois de la capacité de résister à un traumatisme, et celle de se reconstruire après lui, à savoir transformer le traumatisme pour en faire un nouveau départ. L’usage scientifique du mot est apparu aux Etats-Unis dans les années 1950. Ceci dit, nous découvrons ici avec étonnement que le terme avait été annoncé par un usage littéraire, dans les romans d’un écrivain à succès nommé Alger. Son héros est un adolescent orphelin qui trace son chemin en ne pouvant compter que sur lui-même. Bref, une réussite sociale individualiste à l’américaine.


A partir de là, Serge Tisseron suit le concept à la trace avec brio, notamment auprès de ceux qu’il qualifie de mère (Emmy Werner) et de père (Michaël Rutter) de l’usage scientifique de la résilience, dans les années 50.

 

La confrontation du concept de résilience avec la psychanalyse est un point fondamental : Serge Tisseron montre comment la psychanalyse n’a pas attendu la notion de résilience pour s’intéresser de près aux modes de gestion psychique par les individus d’événements traumatiques. Un rappel est fait concernant la sublimation au sens freudien, par contraste avec les dimensions sublimatoires opérées dans la résilience. Selon l’apport freudien, la sublimation conduit le sujet à remplacer une représentation sexuelle initiale par une autre non sexuelle. Or, c’est bien là qu’une distinction peut-être faite vis-à-vis des situations initiales de traumatismes dont il est question dans le cadre de la résilience : la représentation initiale fait défaut. Les survivants de traumatismes se sont donné des représentations mais n’ont souvent ni mots ni images pour évoquer ce qu’ils ont vécu. D’où les risques de passages à l’acte ou d’addiction qui pèsent sur eux. Ainsi, la sublimation, telle qu’elle peut-être utilisée dans le cadre de la résilience, est vidée de sa signification psychanalytique précise.

 

Serge Tisseron insiste également sur la question de l’identification à l’agresseur. En psychanalyse, et ce depuis Ferenzci, l’intériorisation par la victime de la figure de l’agresseur conduit à l’inclure dans l’organisation de son Surmoi. Il peut s’en suivre trois types de scenarii : le sujet peut s’identifier à l’agresseur pour s’attaquer lui-même ; il peut s’identifier à la victime qu’il a été en conduisant ses nouveaux interlocuteurs à devenir des agresseurs à son endroit. Il peut aussi s’identifier à l’agresseur et agresser à son tour d’autres personnes. C’est ainsi que Ferenzci a pu introduire les phénomènes d’autopersécution. Serge Tisseron montre la richesse du concept, souvent galvaudé dans l’utilisation qui est faite à propos de la résilience.


Avec le même souci de précision, Serge Tisseron reprend la notion d’altruisme, en revenant à Anna Freud, et montre bien les différentes voies que l’altruisme du résilient peut emprunter. Il peut s’agir de se préoccuper du bien d’autrui, ou de procéder à une délégation de pulsion, ou de chercher à se rendre malheureux. L’auteur met bien en garde contre les analyses restrictives qui peuvent être effectuées à propos de l’altruisme des résilients.


Pour l’auteur, la résilience désigne, sous la plume de ceux qui l’utilisent, tantôt un comportement observable, tantôt l’hypothèse du processus psychique sous-jacent, et tantôt un trait de personnalité. Elle permet aussi de réconcilier plusieurs courants pourtant inconciliables, du développement personnel aux tenants des théories freudiennes.



Des facteurs explicatifs de la résilience à son idéalisation

 

L’auteur propose un petit tour d’horizon des différents facteurs qui sont engagés dans un processus de résilience : des facteurs internes d’ordre génétique, cognitif et comportemental, puis des facteurs environnementaux. Pour ce qui est des facteurs internes, il s’agit du fonctionnement intellectuel, de l’estime de soi, et de la capacité à utiliser de façon adéquate les mécanismes de défense disponibles (déni, clivage, sublimation, intellectualisation, humour). Pour ce qui est des facteurs de protection exogènes, il s’agit en premier lieu des facteurs de protection familiaux : l’éducation et l’existence de relations chaleureuses avec des parents structurants, soutenants et compétents ; la présence de la famille élargie ; la présence de "tuteurs de développements". Il s’agit ensuite des facteurs de protection extrafamiliaux liés à la société et à la culture : amis, thérapeutes, pairs, voisins, enseignants ; dans le même registre, l’inscription dans des réseaux de sociabilité prend toute sa place.

 

L’auteur, s’appuyant sur diverses références allant de Mary Ainsworth à Mary Main, rappelle les différentes formes d’attachement : l’attachement secure-autonome, l’attachement insécurisé-détaché, l’attachement insécurisé ambivalent, l’attachement insécurisé-désorganisé. Il semble apparaître, au fil des recherches des spécialistes de l’attachement, que la capacité d’un adulte de résister à un traumatisme serait étroitement corrélée au fait d’avoir bénéficié d’un attachement "sécure-autonome" dans sa petite enfance. Cette forme d’attachement est liée à un bon développement social et cognitif.

 

L’école contribue ainsi à la construction de la protection psychique. Pourtant, force est de constater que les solutions scolaires permettant des conditions maximales de résilience sont difficiles à établir : quelle forme doit prendre un soutien performant adapté à chaque élève ? Pour encourager la résilience, les pédagogues doivent être attentifs à l’équilibre psychique des enfants de leurs classes et avoir de hautes attentions positives à l’égard de l’enfant en rapport avec ses compétences. Mais, comme le souligne l’auteur, il serait inquiétant qu’au prétexte d’encourager une "interactivité résiliogène" les enseignants soient invités à se placer sous le regard des professionnels de santé.

 

Le succès de la résilience tient avant tout aux espoirs qu’il suscite. Cette notion véhicule pourtant un bon nombre d’idéaux. Tout d’abord, une idéalisation moralisatrice : est résilient celui qui surmonte un traumatisme d’une façon conforme à la morale. Ensuite, une idéalisation esthétisante : le résilient comme celui "qui vit debout et reste sensible à la beauté malgré l’enfer de la souffrance". C’est l’héroïsation de la banalité qui est charriée dans le sillon de la résilience. Vient enfin l’idéalisation savante : la résilience comme stade supérieur du développement psychique.

 

 

La résilience indissociablement liée au traumatisme : les conditions d’un succès

 

Finalement, cet ouvrage vient à point nommé dans le concert qui résonne autour du traumatisme. Il fait écho à celui de Fassin et Rechtman, L'empire du traumatisme : enquête sur la condition de victime, paru également cette année (Flammarion, 2007), ainsi qu'à celui d'Eliacheff et  Soulez-Larivière, Le temps des victimes paru l'an dernier (Albin Michel, 2006). Les résilients sont ces personnes qui ont vécu des traumatismes et arrivent à les surmonter : au royaume des victimes, ils sont les héros. Mais à quel prix les résilients paient-ils leurs parcours ? La réussite sociale du résilient ne cache-t-elle pas parfois des graves difficultés dans la sphère privée ? Quid de ceux qui ne surmontent pas ce qui occasionne leurs plaies psychiques ?

 

Le piège ultime serait de considérer la résilience comme une "compétence" avec le concept absurde de "test de résilience". On imagine ce que pourrait donner une telle instrumentalisation de la résilience dans le discours capitaliste : poussons nos cadres jusqu’à leurs limites psychiques pour mesurer leur degré de résilience et leur capacité à relever les défis de l’entreprise ! Cela nous rapproche des observations sur la gestion des ressources humaines du film de N. Klotz La Question humaine tiré du roman de François Emmanuel (Stock, 2000).

 

Poussée à son terme, la logique de considérer la résilience comme une "immunologie psychique" pourrait faire attribuer la vague d’épidémie de suicides de jeunes vétérans de la guerre d’Irak aux Etats-Unis au fait que ces personnes ne seraient pas assez résilientes...

 

Une question clinique importante pour les survivants à un traumatisme est leur capacité de vivre avec leur clivage. Les développements d’Abraham et Torok proposent de réfléchir aux notions d’introjection et d’inclusion psychique : le sujet se donne des représentations de ce qui lui arrive, mais il ne peut construire celles-ci que s’il est soutenu dans cette tentative par un tiers. Il s’agit de la théorie du symbole, éclairée par deux processus d’intériorisation psychique : l’introjection et l’inclusion. La résilience authentique relève du processus d’introjection.

 

Il en va là d’autant de digressions égrainées sur le mode interrogatif. Serge Tisseron nous emmène sur ce terrain avec douceur et intelligence. Il ne livre pas là un pamphlet, ni une facétie philosophique, non. Il met bout à bout les éléments théoriques et sociaux qui ont fait le succès du concept de résilience et qui en font aussi ses limites.