Des lectures intéressantes mais parfois un peu trop lointaines d'une des plus belles œuvres de Jean-Luc Lagarce.

Regards lointains réunit les contributions d’un colloque, tenu en juin 2007 à la Sorbonne, autour d’une des œuvres les plus originales et les plus riches de Jean-Luc Lagarce : Le Pays lointain. Le projet de ce colloque, organisé par Denis Guénoun   , était de solliciter des lecteurs qui ne soient pas nécessairement des spécialistes ni même des familiers du théâtre de Jean-Luc Lagarce et de cette œuvre en particulier. Se trouvaient ainsi présents la dramaturge Yasmina Reza, la romancière Pascale Roze, et trois philosophes : François-David Sebbah, Paola Marrati et Michel Deguy.


"En mon pays suis en terre lointaine" (Villon)

Dans cette pièce, il est question du retour du fils dans la maison familiale, après des années d’absence, pour annoncer sa mort prochaine, qu’au final il n’annoncera pas. Le pays natal, celui de la famille et de l’enfance, est devenu un pays lointain : "le retour au pays marque la rupture avec le familier, et la difficulté à apprivoiser ce qui pourtant aurait pu être si proche". L’exploration de cette distance constitue le fil directeur de ce colloque, et s’il s’agit de comprendre en quoi le familier peut devenir lointain, une des idées récurrentes des interventions réunies ici est, paradoxalement, la grande proximité que l’on peut ressentir avec ce Pays lointain. C’est l’un des tours de force de cette œuvre de Lagarce (et c’est bien par là qu’elle peut sans doute être comptée comme l’une des plus grande œuvres théâtrales de la fin du XXe siècle) que de nous reconduire à ce mystère de la littérature qu’on exprime simplement et naïvement lorsqu’on ressent qu’une œuvre nous "touche", nous "parle", nous "concerne", qu’il y va d’une certaine expérience humaine universelle. Et sur ce point, le pari de Denis Guénoun, de faire venir pour parler de ce texte des personnes qui n’ont aucune familiarité initiale avec lui, est tout à fait réussi et l’idée était très judicieuse : Yasmina Reza constate sa grande proximité "sur le fond" avec ce texte de Lagarce (p.37), le philosophe F.D. Sebbah, malgré tout ce qui peut le séparer de l’histoire racontée dans cette pièce ou de Lagarce, remarque qu’ "au sein de l’exhibition du singulier, de l’intime peut-être, ce qu’il y a de plus singulier en moi – et dans la différence même entre ces singularités – se retrouve et trouve son "expression". ‘C’est moi’ : j’ai envie d’aller jusqu’à dire ‘Jean-Luc Lagarce, c’est moi’" (p.50). La puissance du sujet du Pays lointain ne peut laisser indifférent : "Un tel sujet : faire la paix avec soi-même et avec les siens avant de mourir (…) résonne avec des préoccupations de notre vie à tous, les plus profondes" souligne également la romancière Pascale Roze.


Des sortes de choses dans un pays lointain

L’ouvrage s’ouvre sur l’intervention de Denis Guénoun, intitulée "Homosexualité transcendantale". Si l’utilisation de la notion kantienne de transcendantal entendue comme "condition de possibilité de l’expérience" peut sembler de prime abord quelque peu artificielle et forcée, le propos de Denis Guénoun est convaincant : ses analyses sont fines et nuancées, et l’usage qu’il fait du terme transcendantal s’avère habilement opératoire. Le point de départ de son intervention est le fait que Le Pays lointain propose de l’homosexualité masculine un mode de présence et de mise au jour très singulier, permettant de "penser la possibilité de l’expérience amoureuse comme telle, sa constitution originaire, sa condition" (p. 13) Car l’homosexualité ne concerne pas seulement, dans cette pièce, l’homosexualité toute seule, mais elle habite tout le texte, et déborde le champ qui lui est supposé étranger : les "champs de vie" des femmes, de l’hétérosexualité, de la famille, de l’amitié, sont marqués par cette homosexualité primordiale, condition de possibilité de toute proximité, si bien que l’on pourrait considérer ici "l’amour entre hommes comme autre chose qu’une affaire d’hommes, concernant les hommes seuls" (p. 23). Et c’est probablement l’une des raisons pour laquelle cette dernière œuvre de Lagarce, si personnelle, si intime, atteint au cœur même du particulier une forme d’universalité qui la rend si puissante : "c’est parce que l’homosexualité s’expose et se présente ici sans concéder le moindre repli au territoire identitaire des amours masculins(Denis Guénoun remarque avec justesse que la pièce ne présente jamais l’homosexualité comme une marque d’identité, comme une cause particulière de souffrance ou d’une certaine fierté. Si elle est omniprésente, on ne trouve pas dans la pièce d’homosexuels au sens strict, note-t-il) comme question posée adressée à la condition des vivants et à l’existence de tous, qu’elle est susceptible, depuis le regard le plus lointain, d’interroger le devenir primordial de l’humain" (p. 35).



On notera également, dans l’intervention de F.-D. Sebbah, analysant la relation entre Louis, le personnage principal, et son frère Antoine, un rapprochement intéressant avec la pensée d’Emmanuel Lévinas, à travers l’idée qu’ "être, exister ne serait-ce qu’à peine, se poser dans l’existence, c’est déjà porter tort, faire la guerre. Cela vaut pour tout existant (humain) dans son rapport à tout autre, et exemplairement dans le rapport au frère" (p. 59). On retiendra enfin, et surtout, la contribution de la philosophe Paola Marrati, et ses analyses très pertinentes sur l’utilisation récurrente par Lagarce dans ce texte de l’expression "une sorte de" : beaucoup de choses dans Le Pays lointain sont en effet "des sortes de choses" : une sorte de ville, une sorte de prologue, une sorte de famille. Une sorte de chose, remarque P. Marrati, "c’est une chose qui est presque ce qu’elle est, à peu près ce qu’elle est, juste légèrement en décalage" (p. 79), et ce qu’il y a de frappant dans la pièce, c’est que ces sortes de choses n’ont pas simplement une "sorte d’existence", mais qu’au contraire, ce ne sont qu’elles "qui existent, elles qui ont toute l’existence qu’il y a" (p. 80). Paola Marrati esquisse également un rapprochement stimulant avec la conception du temps et de la mémoire qu’on trouve chez Henri Bergson   : Le Pays lointain se caractérise en effet par une présence du passé sur la scène, coexistant avec le présent : le père et l’amant, qui sont morts, sont là et interviennent au même titre que les autres, et n’ont rien de spectres ou de revenants. Or Bergson développe justement l’idée que le passé n’est pas un ancien présent, mais qu’il est en un sens contemporain du présent : le temps n’est pas fait d’une série d’instants, séparables, se succédant sur une ligne chronologique, mais chaque moment présent contient tous les instants passés : il faudrait concevoir le temps comme un flux continu et non comme une succession d’instants disparaissant dans le passé   .


Traces incertaines


Mais on touche ici au principal défaut de ce petit ouvrage, à savoir que ces intéressants rapprochements ne sont qu’esquissés et non développés - ce qui rend la lecture un peu décevante. Il est difficile de saisir l’objet et le fil directeur de la plupart des interventions. Et certaines, très brèves - une fois rappelée la non-familiarité avec Lagarce et une fois l’idée formulée que la littérature a la puissance de nous parler de ce que nous sommes -, ne nous apprennent pas grand chose sur Le Pays lointain, ni sur Lagarce. C’est le défaut de ces "regards lointains" qui n’avaient pas nécessairement quelque chose à voir avec cette œuvre, ni à dire sur celle-ci.

Cela dit, il faut prendre cet ouvrage pour ce qu’il est. Il s’agit de la trace d’une rencontre, d’une des premières rencontres organisées dans un cadre universitaire sur Lagarce (et de fait, il n’y a pas encore une grande communauté de chercheurs et spécialistes sur cet auteur). Et il ne s’agit que d’une des traces de ce colloque, dont les tables rondes, qui réunissaient des comédiens et des metteurs en scène (lesquels étaient, eux, familiers de Lagarce et de cette pièce), sont accessibles sur Internet. Leurs propos, nourris de la pratique intime du texte, viennent compléter avec bonheur les réflexions réunies dans l’ouvrage