L’ouvrage à présenter, intitulé "Territoires sorciers", est un numéro double de la revue Cahiers d’études africaines. Pour les lecteurs qui ne connaîtraient pas cette revue, il convient de la présenter avant d’en venir au contenu même des numéros 189 et 190. Comment la qualifier ? Elle est le lieu de rencontre, la maison de famille des anthropologues de langue française dont le terrain de recherche est le continent africain. Elle n’est pas la seule revue spécialisée sur l’anthropologie africaine mais il faut lui reconnaître une tenue particulièrement soignée. Pour s’en tenir aux "Territoires sorciers" notons qu’elle commence par une notice nécrologique dédiée à un membre défunt de la famille. Une introduction situe dans un contexte large chacun des articles qui composent le numéro, lesquels sont suivis d’une bibliographie et d’un résumé en français et en anglais. Vous trouvez sur la fin d’un ouvrage qui comporte 381 pages, des recensions de livres parus récemment et portant sur le sujet. Des photos en couleur illustrent quelques articles… Est-ce exceptionnel pour une revue ? Disons que sa présentation est exemplaire. Quand vous tenez en main un livre si bien fait vous vous sentez porté à aborder son contenu avec goût, même s’il touche un thème aussi complexe que celui de la sorcellerie.


Définitions

Aux lecteurs qui attendraient de l’ouvrage une définition ou une description quasi définitive de ce qu’est aujourd’hui la "sorcellerie en Afrique", disons tout de suite qu’ils resteront sans doute sur leur faim. La raison en est d’abord le grand nombre des auteurs et la non moins grande diversité des "territoires" étudiés ou mentionnés, depuis l’Afrique du Sahel jusqu’à l’Afrique du Sud en passant par l’Ouest et par l’Est, depuis des régions où la religion musulmane prédomine, celles devenues chrétiennes et celles qui demeurent traditionnelles ! La difficulté de cerner les phénomènes de sorcellerie vient aussi et d’abord de leur complexité propre. Elle tient au mot français lui-même, comme le remarquent deux camerounais : "Le mot sorcellerie ne renvoie à rien de connu dans les langues locales au Cameroun. Il est difficile de lui trouver un équivalent, un mot qui puisse le traduire. On n’est pas loin de penser à une catégorie transposée, une chose conçue par un observateur étranger … et qui ressemble à quelque chose de déjà vu cependant …" (p.11). Mais à la page suivante, une remarque de l’anthropologue Marc Augé nous est rapportée qui semble dire le contraire : "La sorcellerie en Afrique et la sorcellerie dans le Bocage (mayennais), c’est la même chose…" (p.11 note 5). Ceci dit, il est quand même possible de rassembler en quelques phrases tirées des articles eux-mêmes les axes principaux du système de la sorcellerie. Serait-ce trahir la pensée de certains ? L’ensemble des auteurs accepteraient, je présume, cette remarque de Sandra Fancello : "En Afrique la sorcellerie fait partie de l’ordinaire et n’a rien de mystérieux. Quels que soient les milieux, le discours sur la sorcellerie s’impose comme une réalité quotidienne de la vie sociale et des rapports humains, y compris dans le milieu urbain des sociétés contemporaines, souvent en étroite relation avec le "village", considéré comme le foyer de la sorcellerie" (p.161). Ou encore, cette affirmation de Maria Teixeira : "En Afrique, sorcellerie et contre-sorcellerie forment un système d’explication du monde persistant et en perpétuelle adaptation" (p.59). Ou de Christine Henry : "Aujourd’hui, au Sud-Bénin comme ailleurs, les difficultés diverses rencontrées par les populations, mais tout aussi bien la réussite de certains groupes ou individus, sont interprétées, explicitement ou tacitement, en termes de sorcellerie" (p.112).



Sorcellerie, modernité, mondialisation

Le point qui fait question à un bon nombre d’auteurs est celui de la persistance des phénomènes de sorcellerie dans le monde moderne, à une époque où s’impose à tous, y compris aux Africains, le fort courant de la "mondialisation". Certains, comme Christine Henry et Emmanuelle Kadya Tall attribuent cette longévité de la sorcellerie à la formidable perturbation de la société : "Il nous semble que c’est l’accumulation, la convergence et le croisement de diverses variables (l’idéologie générale, le terreau colonial, la religion universaliste militante, le phénomène de déparentalisation, etc.) qui font qu’à un moment donné, le schème sorcellaire domine l’imaginaire socio-politique" (p.30). La sorcellerie n’est-elle pas, selon l’heureuse expression de Joseph Tonda, "le miroir grossissant de la parenté qui en révèle les tensions" ? D’autres, comme Peter Geschiere, dont les ouvrages figurent dans toutes les bibliographies à la fin des chapitres, vont plus loin encore en affirmant paradoxalement qu’une secrète parenté existe entre la mondialisation et la sorcellerie : "La raison de cette étrange complicité entre sorcellerie et modernité tiendrait au fait qu’il y a une forte convergence entre la sorcellerie, qui exprime une ouverture relative de la communauté locale, et la globalisation qui ouvre l’accès à de nouveaux horizons" (p.15)   .

Retenons un chapitre particulièrement remarquable sur un aspect rarement étudié de la sorcellerie : "Problématiques de la magie-sorcellerie en islam et perspectives africaines". Faisant preuve d’une grande érudition, l’auteur, Constant Harmès, montre qu’historiquement la religion musulmane admettait dans ses débuts la réalité de la magie-sorcellerie dont il fallait se protéger : "Une bonne partie de ce qui deviendra magie islamique se trouve déjà là, au point de départ. En effet, l’islam démarre en Arabie et incorpore, dès le Coran, dès les faits, gestes et paroles du Prophète, l’incantation thérapeutique, l’imprécation… le rite de guérison ou d’ensorcellement… toutes pratiques qui ont cours dans les sociétés de la péninsule arabique" (p.81). L’auteur regrette que certains chercheurs sur l’islam en Afrique subsaharienne mettent l’accent sur l’existence de pratiques de sorcellerie dans le but de montrer que l’islam africain est d’une certaine façon "impur" ou "inférieur" comparé à l’islam "pur" du Moyen-Orient, ce qui n’était pas le cas aux origines.

Ce compte-rendu n’a cherché qu’à donner le goût de lire cet ouvrage remarquable dans sa forme comme dans son fond sans prétendre donner la mesure de la largeur et de la longueur de ces "territoires sorciers" qui se dévoilent aux yeux du lecteur sur 381 pages

« Territoires sorciers », Les Cahiers d’Études africaines n°189-190, EHESS, 381 pages, 27,55 €

Le site des Cahiers d’Études africaines : http://etudesafricaines.revues.org/