Le portrait documenté d’un groupe et d’une époque à travers l’analyse d’un morceau emblématique.

"Around The World". Le sous-titre du livre est bien choisi, cette chanson hypnotique étant assez emblématique de la French Touch, et surtout de cette fièvre qui saisit le monde entier à la fin des années 1990. "Pour la première fois, exulte la quatrième de couverture, un groupe de musique électronique réconciliait tout le monde, petits et grands, rockeurs et clubbers, Français et étrangers, tous ensemble sous la boule à facettes". Cocorico : les Daft Punk ont révolutionné la scène électronique nationale et internationale. Ils ne sont pourtant pas les seuls pionniers de cette fameuse touche française qui dépassa nos frontières à partir de 1995, notamment grâce à Laurent Sinclair, Motorbass et le Boulevard de Saint-Germain. Le phénomène Daft Punk est néanmoins le déclencheur de cet engouement dont fut l’objet l’hexagone jusqu’au début des années 2000. Un engouement massif, universel, mais dont chacun a construit son histoire personnelle. L’auteur du livre, Violaine Schütz, journaliste musicale et DJ à ses heures, fait partie de ces gens pour qui il y a eu un avant et un après Homework, le premier album des punks idiots.


Travail à la maison

En effet, pour les adolescents et les post-adolescents de l’époque, des morceaux tels que Da Funk et Around The World sonnèrent la fin d’une torpeur dans laquelle ils s’étaient retrouvés plongés après le suicide du grunge, à peine réveillés, de temps à autre, par la brit pop ou le skatecore. L’apparition de Da Funk sur les ondes au printemps 1995 produisit une espèce de choc sonique. Le morceau est bien à ranger du côté de la techno, mais ses accents G-Funk lui confèrent un côté ludique, inspiré, imparable. Homework sort l’année suivante chez Virgin. Un label prestigieux, et qui ne lésinera pas sur le marketing, ce qui vaudra à Daft Punk les sarcasmes – à tort et à travers – des bien-pensants de l’underground. Mais le duo n’en a cure... c’est son côté punk. Et est aussitôt propulsé en tête du "mouvement" de la French Touch. La question que l’on se pose à ce moment précis, et encore maintenant, est la suivante : comment les Daft Punk ont-il fait pour aller aussi loin, et aussi près à la fois, de ce qui avait été mille fois été effleuré lors d’un passé disco pas si lointain ?

Violaine Schütz y répond, et décortique pendant près de deux cents pages "l’anatomie d’un tube" : Around The World, sorti en single en mars 1997. Ultra répétitive, avec pour seules paroles les trois mots qui lui donnent son titre, portée par une ligne de basse très accrocheuse, apparemment facile mais très référencée, la chanson est bêtifiante et totalement excentrique. Provocation ? "La meilleure musique est toujours sur le fil du rasoir. Il faut qu'il y ait de l'ambiguïté, à la limite du stupide", confie Guy-Manuel de Homem-Christo aux Inrockuptibles en 1997. Quelques années plus tard, le duo ajoute que chez lui, "il y a toujours de la provocation, mais assumée, jamais gratuite". La chanson bénéficie aussi du clip vidéo réalisé par celui qui allait devenir le pape des branchés, Michel Gondry, et dont la chorégraphie signée Blanca Li ne laisse personne indifférent. Chaque personnage (squelette, momie, nageuse ou athlète) obéit à la loi d’un instrument, et répond ainsi à un autre personnage tout du long de la chanson, selon les aléas de la mélodie. Un clip qui eu le mérite d’interpeler n’importe qui, de l’enfant de cinq ans à la grand-mère de quatre-vingts ans – quitte à effrayer cette dernière par ses accents futuristes, comme s’en amuse l’auteur. Pas si bêtes, ces punks.



Nostalgie, quand tu nous tiens.

Les trentenaires prennent ici pour leur grade : c’était il y a dix ans et c’est déjà de l’Histoire. Le récit est alors une bonne occasion de se replonger dans nos sensations musicales de l’époque, qui appartiennent pourtant à l’épilogue d’une décennie pas très folichonne. Le style est clair, journalistique certes, loin d’être vierge des tics propres à la presse musicale, mais sans la complaisance que l’on y trouve également souvent. Évitant la béatitude de groupie, Violaine Schütz a construit son livre en s’appuyant sur force documents, témoignages originaux et extraits d’interviews. Elle l’introduit avec un premier chapitre pédagogique sur le contexte de la sortie d’Around The World, puis se lance dans le vif du sujet sans en dépasser les limites. Loin de céder à l’envie d’en faire plus (ou trop), elle ne se concentre que sur Homework, sans doute consciente que chacun des albums des Daft Punk mériterait un livre entier. Elle conclut cependant en évoquant les nombreux héritiers du groupe : les déjà cultes Klaxons, les jeunes Naive New Beaters et, bien sûr, Justice. Mais les Daft Punk, qu’on le veuille ou non, sont des dieux réputés indétrônables. Ils jouent avec virtuosité de la culture funk et rock à l’aide de boîtes à rythme précisément efficaces et de synthétiseurs transformés en instruments lyriques.

Ces dieux vivants, Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Cristo, se cachent encore derrière l’apparence de robots. Gambadant dans les prés ou surplombant un urbanisme japonais, comme dans les photographies de Seb Janiak, ils n’ont jamais cessé de jouer avec l’imaginaire du masque. Ils ont rendu le vocoder sensuel, et donc sensiblement humain. Ils ont également joué du charme des personnages de mangas, avec Discovery et Interstella 5555. Ils ont enfin mis en scène la chute de leur être-au-monde-robot dans leur dernier album, Human After All, et leur film, le planant Electroma. Au-delà d’Around The World et des machines de toutes sortes, les humains de Daft Punk ont réussi à établir un lien généreusement nourri d’affect avec leur public. Comme le dit Violaine Schütz, Around The World a provoqué "une inflammation des sens, un endormissement immédiat de la conscience, une excitation irrémédiable des nerfs, trois minutes d’extase pure". Et Daft Punk fut.