Deux parutions offrent un regard renouvelé sur la philosophie de Sénèque et ses "Lettres à Lucilius", apprenant à vivre libre et à ne pas craindre la mort.
Philosophe, dramaturge, conseiller de Néron et modèle pour Montaigne, Sénèque (-4 – 65) peut être présenté de multiples manières selon qu’on veut mettre en avant son œuvre morale, ses tragédies ou son rôle politique. Deux ouvrages parus simultanément nous invitent à redécouvrir les Lettres à Lucilius, écrites à la fin de sa vie, ainsi que la philosophie stoïcienne dont elles sont porteuses.
L’ensemble constitué par les Lettres à Lucilius bénéficient d’une nouvelle édition et traduction proposée par Maxime Rovere. Rédigées alors que Sénèque vit sous la menace de la mort imposée par Néron, ces 124 lettres composent un véritable cours de philosophie. Adressées à Lucilius, mais peut-être aussi à un lectorat plus large, elles délivrent un programme de direction spirituelle, auquel l’écriture souple du genre épistolaire donne un tour moins dogmatique. Sénèque procède par phrases courtes, emprunte des formules à Épicure pour les commenter sans moralisme ni dogmatisme.
C’est dans cette même perspective que s’inscrit l’ouvrage de Maxime Rovere, intitulé Vivre debout et mourir libre. Les dernières leçons de Sénèque. Philosophe et écrivain, Rovere restitue avec une grande vivacité la pensée qui traverse ces Lettres : à la fois journal d’un condamné, testament d’un maître du stoïcisme et ultime méditation d’un homme découvrant, à l’approche de la mort, la possibilité d’un élan vers une liberté plus haute.
Lire les Lettres
Ces 124 lettres exigent une lecture patiente. Pour « donner de beaux conseils » (lettre 1), Sénèque prend son temps. Le début est fameux : si le temps fuit, si rien ne nous appartient vraiment, le temps est pourtant la seule chose qui soit à nous — et que nul ne peut nous enlever. Cela n’a de sens qu’au regard de deux principes essentiels du stoïcisme : ne pas gaspiller son temps en futilités afin de se consacrer à la sagesse, et se défaire des peurs inhérentes à l’existence.
De là se clarifie le rapport stoïcien à la mort (lettre 4). Pour Sénèque, la mort n’est pas à craindre parce qu’elle n’est pas un mal durable : elle ne peut ni séjourner en nous ni nous atteindre comme un état. Elle n’est qu’un instant qui met fin aux autres maux, non une souffrance que l’on éprouve. Dès les premières pages, la mort n’apparaît pas seulement comme un sujet théorique : c’est un exercice quotidien de méditation. Il s’agit de réfléchir chaque jour au point de pouvoir quitter la vie « d’un cœur égal ». En somme : prends courage, et rends-toi fort !
Le propos se densifie à mesure que les lettres s’enchaînent. Il ne suffit pas d’étudier pour devenir meilleur : il faut encore partager ses pensées. Mais l’étude n’a pas pour fin de briller en société, ou pour instaurer des hiérarchies entre les individus. La vie stoïcienne implique à la fois sobriété et exemplarité.
Sénèque puise largement chez ses prédécesseurs des ressources pour la sagesse, notamment chez Épicure, et plus largement, dans ce qu’il appelle joliment le « petit jardin du voisin » (lettre 4) — allusion transparente aux écoles épicuriennes.
Une vie digne d’être vécue
L’essai de Rovere montre pour sa part que les Lettres marquent une rupture dans la manière romaine de philosopher, mais aussi par rapport à Socrate ou à Platon lorsqu’il se met en quête du ciel des Idées. La question n’est plus de savoir si la vie vaut la peine d’être vécue, mais de déterminer à quelles conditions elle devient digne de l’être.
C’est là que Rovere puise la force de son titre : « vivre debout et mourir libre ». Car Sénèque recentre l’acte de philosopher sur un projet unique : conquérir une liberté absolue, éprouver une joie que rien ne peut ébranler, entrer dans un bonheur si vaste que même la mort finit par ne plus nous concerner.
Rovere rappelle les drames de l’existence de Sénèque, mais refuse de réduire la philosophie du stoïcien à ces épisodes. La sagesse consiste à tracer un chemin, sur lequel les Lettres invitent leurs lecteurs. Devenu lui-même stoïcien le temps de la traduction, Rovere montre comment Sénèque l’a entraîné dans son sillage, l’obligeant à un examen intime en lien avec les multiples dimensions de l’humanité en lui.
La philosophie, alors, ne se change pas en doctrine destinée à être répétée. Elle forme le cœur humain, apprend à ordonner sa vie, éclaire ce qu’il faut faire ou ne pas faire.
Philosopher pour être libre
Rovere souligne que, dans les Lettres, la philosophie vise à révéler la liberté de l’individu face à sa propre existence. Par une analogie féconde avec la mort (réelle ou donnée : suicide, exécution), il rappelle que tuer, c’est sortir de la vie, mais que philosopher, c’est sortir aussi d’une vie, celle d’esclave. Esclave du temps, de la consommation, des besoins, des désirs : nous sommes en effet esclaves de tous ces attachements qui s’enchevêtrent autour de nous, faute d’un entraînement moral véritable.
Qu’est-ce alors que la liberté ? Elle n’est ni un objet ni un outil, ni un don. Elle s’apprend. Elle s’accomplit dans le travail que nous faisons sur nous-mêmes. Apprendre à distinguer ce qui « est » de ce que nous « faisons », ce qui ne peut plus dépendre uniquement de devoirs imposés ou de punitions reçues : voilà ce qui conduit à redéfinir ses priorités autour de ce qui compte réellement. Sortir d’une vie de contraintes, c’est soustraire son existence à ce qui l’emporte sans direction, dans une vie menée par les autres.
Une voie royale vers la sagesse
Pour expliciter pleinement cet itinéraire, Rovere organise son exposé autour de cinq ambitions, empruntées à Sénèque et réactualisées : devenir invincible dans les épreuves ; impassible face aux émotions ; infaillible dans sa quête de vérité ; exemplaire devant l’humanité ; atteindre une immortalité susceptible d’éradiquer toute crainte de la mort.
L’ensemble de l’ouvrage est structuré autour de ces ambitions, qui permettent aussi de répondre aux objections trop souvent adressées au stoïcisme, mais qui témoignent le plus souvent que celui-ci est mal compris : le stoïcisme serait trop facile ou, au contraire, impraticable ; incapable d’élever l’âme vers un « ciel des Idées », à la manière de Platon. Mais faut-il vraiment refuser de « soigner son cœur » (mens et animus) ? Ne pas prendre soin de soi en se mettant à l’écoute du corps sur le chemin de la sagesse, plutôt que de céder à la quête sans fin des « résultats » qu’on nous impose ?