Emmanuel Pernoud nous entraîne avec allant sur les traces du mal-aimé Corot dans les musées de France.

La vie posthume du peintre Jean-Baptiste Camille Corot (1796-1875) souffre d’un paradoxe. Si sa réputation est bien terne dans le monde de l’art, il est l’un des peintres les plus représentés dans les collections des musées français, en particulier hors de la capitale. L’historien de l’art Emmanuel Pernoud interroge ce constat dans Corot, journal ferroviaire, après s’être intéressé à l’artiste en tant que représentant du caractère national français pendant la Troisième République dans Corot. Peindre comme un ogre (Hermann, 2009).

Célèbre pour ses paysages champêtres, Corot est accusé d’être – au choix – en décalage avec notre époque, un artiste pour retraités, un sujet de poster ou un synonyme d’ennui. Pernoud avance l’hypothèse suivante : «  La défaveur actuelle de Corot (qui dit que cette situation ne changera pas ?) tient à ce qu’il n’est pas, ou peu, exploitable en discours. » Contrairement à l’art contemporain, pourrait-on ajouter, qui repose singulièrement sur le discours, comme l’a bien montré la sociologue Nathalie Heinich. A contrario, les œuvres de Corot semblent véhiculer peu de sens, comme rétives à l’interprétation et à la glose. Dans l’histoire de l’art, Corot est resté comme un inspirateur, un précurseur des impressionnistes, autant dire comme une étape intermédiaire et inaboutie entre deux courants artistiques.

Le flou de sa peinture, ses choix de sujets comme de « cadrages » – toujours un peu à côté – attesteraient de sa relative vacuité discursive. Pour ne pas arranger ses affaires, le peintre privilégie le petit format pour la plupart de ces toiles, ses paysages ont un caractère répétitif et il les a peints en grand nombre – ce qui explique d’ailleurs leur prolifération muséale. Ses tableaux idéalisent la France rurale et furent ainsi appréciés des bourgeois alors que se développait l’attrait des maisons de campagne pour ces classes urbaines. Son œuvre dégage aussi une certaine mélancolie par rapport au monde tel qu’il va. Au gré de ses explorations ferroviaires dans les musées de France possédant des toiles de l’artiste, Pernoud se risque à une formule résumant ses paysages : « Ce Corot-type est une équation : vert – arbres – eau – petits paysans. Thème et variations : le schéma principal connaît un grand panel de déclinaisons. »

Pourtant, selon l’historien, « Corot fait partie de ces artistes qui firent découvrir aux gens la beauté d’une réalité ordinaire, grise, morne – chemin terreux, fondrière, talus pelé, racine. » Si le peintre s’est tenu à distance de l’actualité, il permet de s’en échapper encore aujourd’hui, d’où l’effet libérateur de sa peinture. Pernoud a ainsi à cœur, nombreuses reproductions de tableaux à l’appui, de dévoiler toute la richesse d’une œuvre sensible.

Comme précédemment, l’historien de l’art s’intéresse à des artistes ou à des formes artistiques (chromo, gravure) qui ne retiennent plus vraiment l’attention de notre époque. Or, comme il le démontre à chaque fois avec brio, il s’agit souvent plus d’une question de regard, de sujet plus que d’objet. Son essai offre ainsi une réflexion plus large sur les filtres culturels qui conditionnent notre appréciation des œuvres d’art, sur les musées et la distance entre leurs publics et la peinture, voire une méditation sur nos attentes vis-à-vis de l’art. À cela s’ajoute un projet littéraire digne de Georges Perec, qui consiste à écrire une histoire de l’art pleine de contraintes – l’auteur vouvoie d’ailleurs le lecteur par moments lorsqu’il visite les musées. Emmanuel Pernoud, par son style au ton drôle et personnel, révèle ainsi son talent d’écrivain.