Pierre Charbonnier propose de passer du registre moral à une stratégie politique pour affronter la coalition fossile et traduire l’adhésion écologique en majorité capable d’agir.
On connaît l’argument, il revient souvent : nous savons, et pourtant nous n’agissons pas. Nous savons l’ampleur du dérèglement climatique, ses causes, ses ordres de grandeur, les secteurs à transformer. Alors, d’où vient le blocage ? Le philosophe Pierre Charbonnier considère que moraliser la cause environnementale ne sera d’aucune utilité. Il propose de quitter le registre des grands principes vertueux pour revenir à ce qui conditionne la vie matérielle des gens : le travail, les prix de l’énergie, les infrastructures, les services. C’est dans ces espaces concrets que se rencontrent ou s’affrontent des intérêts et que se constituent des coalitions.
L’adversaire est explicitement nommé : la coalition fossile, faite d’intérêts économiques, de routines socio-techniques et d’habitudes collectives. Contre elle, l’auteur invite, de façon pragmatique, à organiser une contre-coalition capable de livrer rapidement des bénéfices tangibles et de redistribuer équitablement des coûts inévitables. L’écologie, ici, n’est pas une conversion individuelle mais une ingénierie d’alliances entre des intérêts hétérogènes. Le livre se présente comme un guide méthodologique pour y parvenir, un traité de stratégie politique, au sens le plus rigoureux du terme.
Qu’est-ce qu’une politique climatique ?
Le premier pas consiste à nommer correctement les objets, à les définir.
Parler de « climat » plutôt que d’« environnement », c’est prendre acte d’une mutation qui touche autant l’énergie et l’industrie que les mobilités, le logement, l’urbanisme, les services publics, la santé ou l’éducation.
La « justice » n’est pas seulement l’inégale exposition au risque ; elle est la répartition des coûts et des bénéfices du changement, ce qui touche au niveau de vie, au temps, aux métiers, aux territoires.
Reste la « technologie ». Charbonnier propose de sortir du face-à-face stérile entre rejet et techno-solutionnisme. Il plaide pour un examen sobre et sans dogmatisme de chaque technologie, en débat public, en regardant lucidement ce qu’elle permet, ce qu’elle coûte et comment répartir ses effets.
Comment construire la coalition : méthode et épreuves
Le cœur du livre tient dans une méthode d’exécution, décrite par étapes : cartographier les intérêts, et donc les gagnants et les perdants, par secteurs et par territoires ; négocier des compensations et des garanties (emploi, revenu, services essentiels) ; séquencer les investissements pour rendre la trajectoire lisible et tenable ; prouver vite (en douze à vingt-quatre mois) par des bénéfices proches et tangibles. Confort thermique, facture énergétique, fiabilité des trajets du quotidien, qualité de l’air : ces preuves courtes achètent du temps démocratique. Elles n’abolissent ni l’effort ni le conflit, mais elles les rendent supportables parce qu’elles montrent le sens de la marche.
Charbonnier ne nie pas les conflits qui sont, au contraire, la matière première de la coalition. Entre beauté des paysages et énergies renouvelables, entre projets industriels et temps électoral, entre identités professionnelles et reconversions, il faut décider publiquement, en explicitant les critères. L’intérêt du livre est de déplacer l’écologie du registre des exhortations vers la politique du travail, des revenus et des services. On ne gagnera pas contre le social ; on gagnera par le social. Tant que l’on ne sait pas qui compense qui, quand et avec quoi, la résistance des acteurs est rationnelle.
Ce déplacement peut être très concret. Dans le bâtiment, la coalition commence par la rénovation habitée : des travaux qui n’expulsent pas, des garanties de performance, un reste-à-charge sécurisé, des artisans formés et disponibles, un calendrier crédible ; très vite, la chaleur qui ne s’échappe plus et la facture qui baisse. Dans la mobilité, elle se mesure au train du quotidien : desserte fiable, temps de parcours respectés, billetterie simple ; autrement dit, des services qui fonctionnent. Dans l’agriculture, elle tient à des contrats pluriannuels, des débouchés sécurisés, des itinéraires techniques accompagnés ; la possibilité de changer sans perdre son métier ni son revenu. Partout, la même priorité : lier la transition à la sécurité matérielle des personnes et des territoires.
Les enquêtes de terrain des dernières années convergent avec ce diagnostic. Dans l’administration, l’édition 2024 du collectif « Une fonction publique pour la transition écologique » met en évidence une progression de l’engagement et de la prise de conscience, mais une mise en œuvre jugée insuffisante : le nœud est l’exécution et la capacité à produire des bénéfices rapidement visibles. Du côté des entreprises et des salariés, les travaux menés par l’Agence de la transition écologique sur l’écologie au travail décrivent la même attente d’outils concrets pour peser sur les décisions. Les organisations syndicales et les observatoires de la responsabilité sociétale confirment cet écart : les effets du climat sur le travail et la santé appellent des reconversions et une montée en compétences mieux outillées ; les baromètres de responsabilité et de ressources humaines signalent encore un retard de formation et d’alignement des politiques internes. Autrement dit, la proposition de Charbonnier ne relève pas d’une intuition : c’est la mise en méthode de ce que montrent les données.
Elle s’inscrit aussi dans le prolongement d’un fil intellectuel personnel. Après Abondance et liberté (2020) et Vers l’écologie de guerre (2024), l’auteur passe de l’histoire des idées à la politique pratique. Il sait que l’exactitude du discours scientifique ne suffit pas à produire un chemin social légitime. Le défi est de transformer une adhésion de principe en engagement majoritaire : sécurité matérielle, activités dotées de sens, réformes réalistes de l’État et de l’économie, progrès technique et social assumé. On peut situer ce texte comme un pas supplémentaire par rapport à Bruno Latour et Nikolaj Schultz : là où leur Mémo sur la nouvelle classe écologique nommait un sujet politique, la « classe écologique », Charbonnier fournit la boîte à outils opérationnelle (cartographier, négocier, séquencer, prouver) pour agréger des intérêts au-delà de cette seule classe et réaliser démocratiquement la transition.
Reste l’acteur souvent manquant : l’État. Le livre lui donne un rôle central, décisif : coordonner, anticiper, arbitrer, rendre lisibles des politiques aux effets différés. Les « Rebonds et explorations » qui ferment l’ouvrage interviennent en contrepoint. Ils rappellent à quel point la puissance publique est fragmentée, prise entre niveaux de décision européens et locaux, sous contrainte d’information imparfaite sur les publics, en concurrence avec le privé pour les compétences techniques et l’expertise scientifique, souvent en position asymétrique face aux industriels, et rarement récompensée par l’opinion pour des politiques dont les bénéfices n’apparaissent qu’à moyen terme. Le texte d’Adrien Zakartchouk, Mettre l’État au service de la coalition climat, dresse ce tableau en demi-teintes sans contester le rôle de l’État. Il le précise en indiquant ce que l’institution doit devenir pour être à la hauteur : mieux articulée, mieux formée et informée, plus lisible, plus capable d’orienter la commande publique vers la performance environnementale et sociale, plus attentive à la compréhension des usagers.
Fin de l’expansion : puissances, limites, souverainetés
La troisième et dernière partie élargit la focale au-delà des frontières : États-Unis, Chine, Pacte vert européen. La question commune est la suivante : qu’essaie-t-on de préserver en entrant dans l’âge des limites, et sous quelle forme de puissance veut-on vivre ? La politique climatique est aussi une politique industrielle et de souveraineté qui engage dépendances énergétiques et matérielles, choix des chaînes de valeur, protections promises aux populations pendant la transformation. La solidité d’une coalition se joue aussi là, dans la capacité des États à définir des horizons de long terme partagés et des protections crédibles pour accompagner la transition.
On referme le livre avec des définitions claires, une perspective historique longue, d'abondantes références bibliographiques, mais surtout avec une idée forte : plus qu’un slogan, La Coalition climat est une méthode politique. Sans majorité d’intérêts explicitement construite, la meilleure stratégie sera inefficace. Reste à savoir qui acceptera de porter ce travail patient, où et quand il commencera.