Thomas Brisson analyse la désoccidentalisation des savoirs et la manière dont les sciences occidentales ont été réappropriées par les pays du Sud.
Thomas Brisson est professeur au département de science politique de l'université Paris 8, chercheur au Cresppa (CNRS-Paris) et chercheur associé à la Maison franco-japonaise (CNRS-Tokyo). Il est notamment l'auteur des Intellectuels arabes en France (La Dispute, 2008) et de Décentrer l'Occident (La Découverte, 2018). Dans son nouvel ouvrage, intitulé La désoccidentalisation des savoirs, il interroge la prétention naïve des sciences humaines occidentales à l'universalisme et son rejet par les pays du Sud. Il propose une « hybridation des savoirs » assortie d'un mode alternatif de collaboration entre nos mondes savants.
L'expression « désoccidentalisation des savoirs », courante en sciences sociales et au sein des études coloniales et postcoloniales, désigne l'exportation de savoirs au-delà du contexte européen et leur implantation dans d'autres cultures. Ce double processus de « diffusion » et d'« homogénéisation » a indéniablement été renforcé par les conquêtes impériales et coloniales. Au cours de ces transferts, des organisations, des modes d'analyse ou des cadres de pensée ont été imités ou dupliqués : c'est le cas des sciences humaines, des universités ou des sociétés savantes.
Cette désoccidentalisation recouvre deux réalités apparemment opposées : les savoirs occidentaux, en même temps qu'ils ont pu, en s'imposant, déréguler ou supplanter des savoirs locaux ou autochtones, se sont trouvés mis en cause dans leur supériorité supposée et contestés par ces modes de pensée. L'hypothèse défendue par Thomas Brisson est que, loin de s'opposer, ces deux mouvements sont en réalité complémentaires et imbriqués. Sinon, comment comprendre, par exemple, que des linguistes japonais, des sociologues arabes ou des historiennes indiennes aient pu, à la fois, s'approprier des savoirs occidentaux et les redéfinir différemment ?
S'approprier les sciences de l'Occident
Au XIXe siècle, les missions et voyages en Europe de lettrés issus de diverses sociétés non-occidentales ont constitué le vecteur le plus important de diffusion des sciences européennes. L’Égypte et le Japon, suivis ensuite par d'autres pays (Chine, Corée, Tunisie) ont été les premiers à vouloir comprendre comment l'Europe et les États-Unis organisaient leurs savoirs. Ils espéraient aussi s'en servir pour mieux résister à l'Occident. En somme, en même temps que se matérialise la domination coloniale, un puissant sentiment anti-colonial se fait jour. La tension entre savoirs « au service des pouvoirs » et « savoirs à visée émancipatrice » est largement mise en valeur tout au long de l'ouvrage.
C'est souvent d'abord par le biais d'échanges militaires ou d'incursions des troupes européennes que s'organisent ces missions, assorties de moyens considérables et d'une grande valeur symbolique. Se développent parallèlement des pérégrinations intellectuelles au cours desquelles savants et érudits ont pu rejoindre une institution prestigieuse ou suivre les enseignements de maîtres renommés. Ce phénomène remonte à l'âge axial (de 800 à 200 avant notre ère) et touche de nombreux pays (Chine, Inde, Perse, Grèce...). Mais ce sont aussi des étudiants – aisés et futurs cadres politiques – qui viennent se familiariser librement avec des connaissances qui n'ont pas toujours un rapport direct avec les besoins des États, même si ceux-ci en escomptent un fort retour scientifique.
On voit ainsi apparaître une « sociologie » égyptienne, une « anthropologie » japonaise ou une « psychologie » arabe, ce qui suppose l'invention, dans la langue, de multiples mots nouveaux destinés à appréhender plus finement les domaines visés. En transformant le langage de ces pays, ces disciplines ont ouvert de nouvelles façons de découper et de structurer la perception du réel. Ainsi, par exemple, dans les dernières décennies du XIXe siècle, plusieurs lettrés japonais proposèrent un certain nombre de traductions du mot « société » avant qu'un standard ne s'impose. Cette traduction fut en réalité un processus d'invention terminologique destiné à mettre en lumière une vision nouvelle du lien social. Le mot « société », une fois traduit, impliquait de marquer une rupture avec les vocables antérieurs (« tribus », « groupes », « collectifs lignagers »...) qui désignaient des réalités à la fois proches et différentes. Désormais, l'idée que les individus appartiennent à une forme de collectif nommé « société » est largement répandue.
Tout aussi répandue est désormais l'idée que cette « société » a une dimension à la fois coercitive et libératrice, en ce qu'elle est le lieu d'une action politique. Au nom du social ou d'une meilleure société, se sont ainsi mobilisés des acteurs pourtant loin des sciences sociales occidentales (penseurs de l'islam politique, lettrés confucéens, paysans égyptiens, ouvrières japonaises...). C'est aussi la conception de la temporalité et de l'historicité qui se trouve modifiée. Au temps cyclique ou cosmologique dont les dieux, les forces cosmiques ou les dynasties scandaient les phases, les ruptures et les recommencements, succède un temps linéaire, irréversible et causalement structuré, où le passé permet de rendre compte du présent.
Réappropriations et contestations
Les études postcoloniales dénoncent le présupposé selon lequel les idées occidentales se seraient diffusées par leur seule force, dans une sorte de vide politique. L'auteur répond que ce qui a assuré la circulation des savoirs de l'Occident est, au moins en partie, dû au succès global de son armée, de son capitalisme ou de ses institutions politiques. Mais les savants européens n'auraient pu conquérir le monde par leurs idées sans que leurs homologues des mondes extra-occidentaux traduisent, adaptent et critiquent leurs apports. En d'autres termes, l'idée d'une modernité scientifique strictement occidentale ne résiste pas à l'analyse. De même, dans le domaine politique, pour se libérer des impérialismes occidentaux, les acteurs de la décolonisation ont su habilement utiliser les ressources transmises : construire leur propre culture, imaginer une nation indépendante ou encore, dans certains cas, ouvrir leur pays au socialisme.
L'auteur insiste aussi sur le rôle des universités dans la réception des disciplines occidentales : ce ne sont pas seulement des savoirs mais bien des « disciplines » qui se diffusent au XIXe et surtout au XXe siècle. La sociologie, l'anthropologie, la psychologie ou l'économie ne sont pas seulement des textes mais aussi des organisations scientifiques avec des laboratoires, des revues spécialisées, des associations de chercheurs. C'est ce que montre, par exemple, l'institutionnalisation de la sociologie dans un certain nombre de pays non-occidentaux.
Dès son apparition, la sociologie s’inscrit dans un projet réformateur et répond aux attentes d’États qui considèrent que mieux connaître et transformer leur société constitue une condition essentielle de leur puissance et de leur légitimité. À cet égard, la vision selon laquelle les savoirs de l'Occident se seraient simplement imposés dans une relation de pouvoir unilatérale sur les sociétés orientales est erronée : les savoirs occidentaux ont fourni des ressources externes que les élites locales ont su s'approprier en fonction de leurs intérêts politiques. Parmi ces apports, le concept d'État-nation occupe une place privilégiée. Il implique de structurer la société par le classement des populations, les comptages statistiques, l'instauration de langues nationales. Pour les peuples colonisés, cela constitue à la fois un vecteur d'intégration dans la modernité et un outil de résistance à l'Europe.
L’exemple de la Chine est particulièrement éclairant. Les scientifiques y mirent en place un dispositif d’analyse d’une ampleur inédite. Ils durent d’abord résoudre la difficulté du recensement de la population à l’échelle du territoire. Leurs enquêtes intégrèrent ensuite des apports issus de l’ethnologie, de l’économie, de la linguistique, voire de l’archéologie pour aboutir à une cartographie de plus en plus précise du peuple chinois. Cela contribua à affirmer l’identité nationale face aux puissances occidentales qui menaçaient de le dominer.
C'est aussi par des enquêtes sociales et statistiques que l'Inde et la Turquie sont parvenues, au-delà des particularismes ethniques ou religieux, à construire un corps social homogène, prélude à l'émergence d'un État-nation. Constituer une telle unité, tout autant qu'elle suppose de cartographier des populations, implique aussi de les doter d'une ou plusieurs langues entendues comme nationales. Linguistique et philologie jouent ainsi un rôle central dans les projets nationalistes anticoloniaux au cours du XXe siècle. Ceux-ci sont servis par une autre discipline, à savoir l'anthropologie, dont les liens parfois troubles avec le projet colonial ont alimenté la réflexion sociologique sur le thème de l'identité culturelle ou sur la possibilité de parler de la culture des autres.
Dans cette configuration, le marxisme a été accueilli à la fois comme une science de l'économie, de l'histoire et de la société et comme un élément emblématique de la pensée européenne moderne. Les pays qui ont fait l'essai du marxisme par le biais d'un parti ou d'une gouvernance (la Chine, le Japon, l’Égypte ou l'Inde) ne pouvaient en ignorer les racines occidentales. Il leur fallait donc l'accommoder et le structurer à leur manière. En devenant, par exemple, idéologie officielle de la République populaire de Chine en 1949, le marxisme dote le pays d'un cadre politique qui lui permet d'achever son unification nationale.
D’autres modernités possibles
Certains intellectuels des pays colonisés n'ont pas manqué de rappeler que, bien avant l'émergence de savoirs modernes ou nouveaux, beaucoup d'entre eux les avaient anticipés. Le bouddhisme, par exemple, par ses pratiques de méditation et d'introspection, peut apparaître comme une psychologie, imprégnée par les intuitions du confucianisme ou du taoïsme qui interroge depuis longtemps les Occidentaux. L'auteur consacre plusieurs pages à relater un dialogue ancien et persistant entre bouddhisme, psychologie et même psychanalyse. Sur ce point, on découvre avec intérêt les échanges suivis entre Jung, Suzuki ou Fromm, rapportés dans l'ouvrage.
Dans un autre domaine, Ibn Khaldoun pourrait être considéré comme le fondateur des sciences sociales ou, du moins, l'un de ses précurseurs, à côté de Marx, Durkheim ou Weber. Dans cette perspective, les Arabes apparaissent comme un maillon décisif de l'histoire menant à des savoirs dont les Européens n'apparaissent plus comme les seuls détenteurs. En retraçant des généalogies ou des fondations alternatives, les intellectuels arabes, chinois, indiens ou japonais parvinrent à la fois à « indigénéiser la modernité » et à revitaliser leurs propres traditions en « faisant descendre de leur piédestal ceux qui prétendaient à eux seuls l'incarner ». Cette manière de relativiser la modernité de l'Occident en marquant l'antériorité d'une tradition autochtone ouvre la voie à une lecture positive de la désoccidentalisation des savoirs.
Et ce réinvestissement stratégique permet, selon notre auteur, un renversement : ne peut-on imaginer un futur dont les conceptions occidentales ne seraient pas seules à orienter le cours ? Une « modernité plurielle », pour reprendre ses termes, et des « épistémès alternatives » ? Cela revient, d'une certaine manière, à se demander si l'on peut dissocier occidentalisation et modernité. Pour y répondre, il convient de distinguer trois groupes de modernités : « globales », « alternatives », « coexistantes ».
Dans le premier cas, la modernité d'un pays serait sa capacité à s'intégrer à tous les réseaux économiques déployés depuis le centre euro-américain, d'où son caractère « global ». Ainsi, le Japon a su être moderne, mais comme l'Occident. Les pays non-occidentaux demeurent dans cette relation de dépendance, l'ensemble de l'humanité étant appelée à converger vers un modèle unique et ses composantes (démocratie, individualisme, rationalité, capitalisme...).
On peut aussi lire la modernité en termes « alternatifs » : elle n'est plus alors envisagée simplement dans une perspective socio-économique mais inclut une dimension culturelle, ancrée dans l'histoire profonde des pays. Comme l'ont montré de nombreux sociologues, hindouisme, bouddhisme, shintoïsme, jaïnisme mais aussi islam ou confucianisme ont développé leur modernité propre.
Mais c’est une troisième forme de modernité que propose de concevoir Thomas Brisson. Par opposition aux modernités globales ou alternatives, les modernités « coexistantes » mettent en valeur la différence, la singularité et la pluralité des cultures en pensant autrement la temporalité, sans tuer le patrimoine et « le panthéon de divinités locales ».
En somme, le phénomène de désoccidentalisation des savoirs ne peut faire l'objet d'une lecture unique et exclusive. Certes, les savoirs occidentaux ont exercé une influence dominante en accompagnant la domination capitaliste et colonialiste. Mais cette appropriation s'est très vite imbriquée avec des savoirs locaux à l’œuvre depuis longtemps. La menace hégémonique que les sciences occidentales pouvaient représenter a produit simultanément des contre-ressources largement exploitées par les penseurs non-occidentaux. Thomas Brisson nous amène finalement à rompre avec un universalisme naïf et à relativiser les critiques postcoloniales ou néocoloniales, incapables de rendre compte du commun et des collaborations — ou même des « contaminations », comme le diraient certains — qui s'établissent par-delà l'asymétrie des échanges.
Lorsque Albert Hirschmann est discuté en turc, lorsque Mélanie Klein est lue par des psychologues en Corée ou lorsque des historiens arabes méditent ce qu'écrivait Fernand Braudel, pourquoi ne pas renverser le propos ? Et si c'était aussi Hirschmann qui se turquisait ? Klein qui se coréanisait ? Braudel qui s'arabisait ?