De la greffe du cœur aux migrations politiques, Jean-Luc Nancy explore ce que signifie accueillir l’altérité, à travers la figure de l'« intrus ».
Jean-Luc Nancy (1940-2021), philosophe agrégé et docteur en philosophie, fut longtemps professeur à Strasbourg, où il travailla avec Philippe Lacoue-Labarthe. À l’époque de leur parution, ses ouvrages faisaient événement. Les plus commentés concernaient le thème du « commun », concevant l’existence comme originairement en-commun, opposée à toutes les formes d’individualisme.
Dans L’intrus, la question de la mort passe au premier plan, à partir de l’expérience vécue d’une greffe cardiaque. Mais ce thème n’est pas nouveau dans son œuvre : Nancy avait déjà réfléchi à la manière commune dont nous nous rapportons à la mort. Ainsi, une part essentielle de son travail s’inquiète de la présence de la mort au cœur même de la vie.
Cet ouvrage bénéficie aujourd’hui d’une troisième édition (la première datant de 2000), enrichie de divers écrits sur le même thème — entretiens, articles de revues, interventions lors de conférences, etc. Cela permet à la fois de resituer le texte dans l’ensemble de la pensée de Nancy et d’en mesurer la portée multiple. D’une part, il s’adresse particulièrement à toutes les personnes greffées, à leurs proches, et plus largement à celles et ceux qui se préoccupent des questions médicales, vitales et existentielles. D’autre part, il déborde son cadre initial pour ouvrir un espace de réflexion politique.
Intrus ?
Il existe toutes sortes d’intrus. Nancy ne s’attarde sur la liste qu’à partir d’un post-scriptum, mais il se concentre d’abord sur le cas de la greffe. L’auteur y est directement confronté, après une décision médicale. L’intrus, c’est ici le cœur greffé : il s’introduit de force, quoique non sans préparation, dans le corps — dans son corps. À ce titre, il devient « étranger ».
Ainsi, pour qu’il y ait de l’étrangeté, il faut qu’il y ait un intrus ; sans intrusion, pas d’étranger. L’intrusion désigne dès lors le processus même par lequel l’intrus advient, sous la forme de l’étrangeté.
Peu à peu, l’intrus tente de trouver sa place, de se naturaliser dans le corps, de manière à résoudre un problème d’ordre médical. Mais son intégration ne va jamais de soi. Sa venue provoque toujours un trouble, une perturbation de l’intimité la plus profonde. Et pourtant, pour accueillir l’autre sans l’absorber, il faut apprendre à maintenir vivante son étrangeté. C’est une affaire de seuil et d’incorporation — médiatisée, bien sûr, par le geste médical.
Selon Nancy, c’est bien cela qu’il s’agit de penser — et de vivre — lorsque l’on doit affronter la possibilité de sa propre mort, envahi jusqu’au plus intime par la maladie, le corps privé de ses défenses immunitaires.
Intrusions ?
Mais l’affaire se complexifie encore. Car l’intrusion a lieu en moi, en un je. Or ce je, provisoirement sujet du discours sur la greffe, n’est pas aussi homogène que la grammaire le laisse croire. Nous savons tous que l’on peut être intrus à soi-même, dépendre de l’extérieur sous mille formes d’apports, d’influences, de contaminations. Dès lors, qu’est-ce que ce propre — ce « mon » cœur — qui autorise à dire « ceci est à moi » ?
S’ajoute à cela la dimension technique de la greffe, à laquelle Nancy ne fait qu’allusion, mais qui n’est pas sans portée. Car c’est bien la technique qui rend possible l’acceptation ou le rejet du greffon : ces moments où la greffe « prend » ou non, transformant la tentative en déjection de l’organe reçu, après la défection du cœur originel. Ainsi se produit un déplacement profond : le je se sépare de lui-même, le cœur se détache de soi, et il faut s’immerger en soi-même pour accueillir l’intrus futur à sa place.
Pour que l’opération — au double sens du mot — soit possible, il faut encore le consentement de plusieurs volontés : celle du malade, des médecins, des proches. Or aucun de ces acteurs ne décide pour les mêmes raisons.
Extensions
Nancy explore encore d’autres dimensions de cette expérience. Dans les postscriptum ajoutés à cette nouvelle édition, il étend la réflexion de la greffe et de l’intrus à une préoccupation devenue de plus en plus visible au fil des années : celle de l’étranger, de l’intrus au sens politique, national ou identitaire du terme.
Il écrit ainsi : « Nous fourmillons, nous grouillons d’intrus et d’intrusions », mais sans haine. Ces lignes datent de 2017, alors que la Syrie, le Soudan et d’autres pays connaissent des tragédies humanitaires, provoquant des afflux de réfugiés et de migrants, souvent « rejetés, repoussés, précipités au fond de la mer ».
Nancy a raison d’opérer cette extension, que les lecteurs pressentaient dès l’ouverture du livre : non pour en faire un texte polémique, mais parce que le vocabulaire de la greffe, de l’intrus, de l’incorporation, issu du champ médical, est constamment détourné dans le discours politique sur les migrations — et toujours de façon négative.
Ainsi, il s’oppose aux idéologies de l’identité, du propre, de l’exclusion. Il convoque Derrida, et dédie une part de ce texte à des amis japonais confrontés aux mêmes difficultés. L’intrus, en fin de compte, nous parle de la vie comme d’un accueil permanent de l’autre — jusqu’au cœur de notre propre corps.