Depuis une décennie, l’arrivée des premiers esclaves en Virginie en 1619 a été érigée par des activistes comme l’acte de naissance des États-Unis, générant d’importants débats mémoriels.

La commémoration, en 2026, des 250 ans de la Déclaration d’indépendance des États-Unis fait l’objet d’un fort investissement de la part de l’administration Trump. Cette dernière entend organiser pour l’occasion une « célébration grandiose » et lancer une série d’actions afin d’« honorer l’histoire de [leur] grande Nation »   .

Au-delà des controverses qui n’ont pas manqué de surgir quant aux modalités d’organisation ou aux partis-pris idéologiques de cette commémoration, l’ouvrage de Virginie Adane nous pousse à nous poser une question plus fondamentale : quelle année peut être considérée comme celle de la naissance des États-Unis ? La spécialiste de l’histoire de l’Amérique du Nord du XVIIe au XIXe siècle analyse dans cet ouvrage l’importance de l'année 1619 dans l’histoire des (futurs) États-Unis.

Pour ce faire, elle organise son propos en deux parties bien distinctes (non seulement en termes de chronologie, mais également d’objets d’étude) : l’arrivée d’esclaves africains à Jamestown en Virginie en 1619, puis les débats mémoriels autour de l’importance de cet événement dans les années 2010-2020.

L’arrivée d’esclaves africains en Virginie en 1619 : un non-événement ?

À première vue, l’arrivée d’esclaves africains en Virginie en 1619 ne semble pas revêtir une importance cruciale en termes historiques. En effet, ces esclaves ne sont pas les premiers à arriver en Amérique du Nord dans son ensemble et les sources de l’époque (particulièrement lacunaires) n’en font pas un événement central, tant s’en faut. Ils sont par ailleurs peu nombreux : on décompte ainsi 32 captifs africains des deux sexes pour 885 Européens (et 4 autres esclaves issus des peuples autochtones Powhatans) lors du recensement de 1620 en Virginie, soit moins de 3,5 % de la population totale. Enfin, leur statut n’est pas encore bien établi à l’époque. Si leur qualité de marchandise apparaît clairement dans les archives judiciaires et si leur couleur de peau est mentionnée dans les recensements pour les distinguer des engagés blancs, leurs conditions de travail ne diffèrent pas fondamentalement de celles de ces derniers. Des trajectoires (rares) d’émancipation d’esclaves africains sont observables dans le premier XVIIe siècle et la dimension proprement raciale de l’esclavage est a priori encore en construction à cette époque (même si ce point fait débat parmi les historiens). Traditionnellement, c’est plutôt parce qu’elle est l’année de création de la première assemblée représentative de Virginie (et, au-delà, de toute l’Amérique anglaise) que 1619 a été considérée comme une « année à marquer d’une pierre blanche »   .

Quoique les informations sur les esclaves africains débarqués en 1619 soient relativement éparses, cela n’empêche pas l’historienne de réinscrire l’épisode dans un contexte historique et géographique plus large. Ainsi, les transformations de la société coloniale de Virginie au XVIIe siècle font l’objet d’un chapitre qui met bien en lumière la dimension très progressive de l’ancrage de cette colonie anglaise en Amérique du Nord. Après plusieurs tentatives avortées de la part des Espagnols et des Anglais à la fin du XVIe siècle, de nouveaux colons anglais établissent en 1607 James Fort (future Jamestown). Ils font face à de multiples difficultés (conflits récurrents avec les Powhatans, économie insuffisamment productive, tensions provoquées par l’autoritarisme de la Compagnie de Virginie, précarité d’une présence européenne très largement masculine, etc.) qui sont progressivement surmontées dans les années 1610-1620.

Au-delà de ce seul cadre nord-américain, l’autrice restitue également les connexions transatlantiques de l’événement. Elle rappelle ainsi le rôle central de Luanda, une « capitale conçue comme un entrepôt d’esclaves »   , dans la traite vers les Amériques et expose le système juridique qui encadre cette dernière. Enfin, cet événement de 1619 permet d’évoquer l’évolution des rapports de force entre puissances européennes : alors que les esclaves africains étaient initialement transportés par un navire portugais et destinés à la Nouvelle-Espagne (à une période où les deux monarchies ibériques font l’objet d’une union dynastique), ils sont finalement débarqués en Virginie après avoir été capturés par des corsaires en lien avec l’Angleterre et les Provinces-Unies.

Une guerre mémorielle aux États-Unis

Dans sa deuxième partie, Virginie Adane retrace les débats mémoriels qui ont récemment fait surface aux États-Unis au sujet de cette date de 1619. Si l’arrivée de ces « First Africans » est connue des historiens depuis longtemps, elle ne fait l’objet d’une première commémoration (locale et relativement confidentielle) qu’à partir des années 1990. Sous l’impulsion d’acteurs locaux (notamment associatifs) et nationaux (des membres du Congrès), le sujet gagne toutefois en importance dans les années 2000-2010. L’historienne montre qu’une logique d’affrontement des mémoires prévaut alors aux États-Unis, notamment dans le sud, où les symboles confédérés sont extrêmement nombreux. En Virginie, précisément, les tensions prennent une tournure dramatique en 2017, lorsqu’un militant suprémaciste blanc attaque à la voiture-bélier une foule de manifestants exigeant le retrait de la statue équestre du général Lee, icône des défenseurs de la « cause perdue » — c’est-à-dire des nostalgiques de la Confédération qui minorent notamment la place de l’esclavage dans les sociétés sudistes avant la guerre civile —, d’un parc de Charlottesville.

Les débats se focalisent toutefois autour de l’année 1619 en raison du lancement d’un numéro spécial du New York Times Magazine intitulé « 1619 Project » le 14 août 2019. Deux faits saillants se dégagent de l’analyse approfondie qu’en propose Virginie Adane. L’historienne relève tout d’abord la portée inédite de ce numéro, qui connaît un double succès critique et public. De nombreux historiens états-uniens saluent le projet de l’éditorialiste Nikole Hannah-Jones, laquelle obtient pour celui-ci le prix Pulitzer. L’intérêt massif d’une partie de la population états-unienne pour le « 1619 Project » entraîne la déclinaison du numéro spécial en un livre édité à plusieurs reprises, en une série documentaire produite par Oprah Winfrey, en un ensemble de produits dérivés, etc. L’autre fait majeur tient à la nature de cette étude de 1619 coordonnée par Nikole Hannah-Jones : il s’agit non pas tellement d’analyser un fait historique, mais plutôt d’adopter une perspective contemporaine en « examin[ant] ce que l’esclavage a légué à l’Amérique ». Les différents contributeurs réunis pour le numéro (des historiens, mais aussi des journalistes, des artistes, des poètes, etc.) entendent dénoncer les inégalités et le racisme qui perdurent aux États-Unis. Virginie Adane retrace les polémiques provoquées par ce parti pris en exposant précisément les différents points de vue sur la question, puis elle montre comment le « 1619 Project » s’inscrit dans les guerres culturelles états-uniennes contemporaines.

En définitive, Virginie Adane répond pleinement au cahier des charges de la nouvelle collection « Une année dans l’histoire » des PUF dont elle assure le lancement avec Sylvain Destephen : elle « [met] en lumière » le « sens » et la « portée » de cette année 1619 dans l’histoire états-unienne. Elle propose ainsi une synthèse courte mais parfaitement claire et enlevée des enjeux qui se nouent, à quatre siècles d’intervalle, autour de l’arrivée des premiers esclaves africains en Virginie en 1619.