Dans sa fresque sur l’entre-deux-guerres en Allemagne, l’ancien journaliste culturel Harald Jähner du Berliner Zeitung aborde les nombreux paradoxes d’une période qu’il juge proche de la nôtre.

Après le succès du Temps des loups. L'Allemagne et les Allemands (1945-1955), Actes Sud publie la traduction par Olivier Manoni de L’Ivresse des sommets. L'Allemagne et les Allemands (1918-1933) de l’ancien journaliste culturel Harald Jähner. Le « livre raconte le panorama tendu d’une époque qui donne à bien des égards l’impression d’être un calque de la nôtre. » La république de Weimar apparaît ainsi à la fois étonnamment moderne et pourtant lointaine.

Proclamé en 1918, après la fin de la Première Guerre mondiale, le nouveau régime ouvre une « nouvelle vie » pour les Allemands, caractérisée par la liberté et le radicalisme, notamment dans le domaine de la création — d’où le titre choisi par Jähner d’« ivresse des sommets ». S’inscrivant dans une perspective proche de l’histoire des émotions, l’auteur scrute les sentiments, positifs comme négatifs, qui traversent l’époque. Les lieux de divertissement des grandes villes, qui accompagnent de nouvelles musiques telles que le jazz et les transformations des corps féminins comme masculins, sont particulièrement mis en avant. Le ressentiment des habitants des espaces ruraux et des petites villes à l’encontre des grandes cités n’est pas oublié, alors que se développe un goût pour la campagne à la fin de la période.

Son analyse de la république de Weimar s’efforce d’éviter toute lecture téléologique. Si nous en connaissons le dénouement tragique avec l’arrivée d’Hitler, il n’était pas écrit d’avance. À la suite de la crise économique, déclenchée en 1929, les Allemands sont bien sûr déchirés. Surtout, « [v]ers 1930, la démocratie a perdu l’une de ses ressources à la fois les plus importantes et les plus fragiles : la confiance en soi  ». Le nazisme n’était pas inéluctable ; il résulte de choix électoraux démocratiques, rappelle l’auteur.

Les années folles allemandes

1918 est le moment des sociaux-démocrates [SPD], emmenés par Friedrich Ebert, premier Président de la République, réhabilité par Jähner. Toutefois, peu après la naissance de la République, le SPD scelle un pacte avec l’armée pour maintenir l’ordre public alors que se développe une effervescence révolutionnaire incarnée par les conseils ouvriers, majoritairement pacifique. Paradoxalement, la République confie alors sa défense à ses pires ennemis, les corps francs, qui croient en la thèse du «  coup de poignard dans le dos ». Peu de temps après, une inflation vertigineuse – due au poids de la dette de guerre et aux réparations à payer aux vainqueurs – marque profondément la population. Les conséquences sociales sont multiples et durables. De nombreux citoyens font l’expérience du déclassement social, quand quelques-uns tirent leur épingle du jeu et se constituent des fortunes grâce à l’inflation.

Les années 1924-1929 incarnent a contrario les « années folles » allemandes, celles d’une prospérité retrouvée et d’une grande créativité artistique et culturelle. En architecture, les promoteurs du Bauhaus se font les chantres du fonctionnalisme, et sont suivis par la vogue du style Art déco. En parallèle, pour répondre à la misère urbaine, de nombreux logements sociaux sont construits. Les emplois de bureau se développent à grande vitesse et contribuent à l’émancipation des femmes en leur offrant un travail. En 1925, après le décès d’Ebert, le général van Hindenburg est élu Président et fait office de « Kaiser de substitution », décevant initialement les réactionnaires en se voulant le représentant de tous les Allemands.

La période marque aussi le début de l’essor de l’automobile, de sa démocratisation et de sa mythification. Les premières autoroutes sont, de fait, construites à cette époque et non par Hitler. La « danse sur le volcan », avec le succès du charleston, se popularise, tout comme le cinéma muet, puis parlant. Le corps est mis en scène dans les médias. On assiste également à une expansion sans précédent du sport, à la fois comme pratique et comme spectacle. Le statut des femmes change et se reflète dans les vêtements et les coiffures. Berlin devient le théâtre d’une scène homosexuelle vibrante. Ce phénomène suscite toutefois un retour de bâton viriliste chez certains Allemands.

De la crise économique à l’arrivée d’Hitler

Le krach boursier de 1929, qui débute outre-Atlantique, a un impact très fort sur l’économie allemande, encore très endettée et dépendante des États-Unis. Le chômage explose en conséquence. En réaction à cette crise, van Hindenburg nomme des gouvernements minoritaires menant des politiques d’austérité, première étape d’un glissement vers un État autoritaire. Pour autant, les chômeurs ne se jettent pas en masse vers le parti nazi. En revanche, « [l]a crainte de la déchéance sociale radicalisa les classes moyennes et les poussa vers les nationaux-socialistes », qui vantent la race aryenne et désignent les Juifs comme les responsables des difficultés socio-économiques.

Malgré la crise, la dynamique scientifique (avec de nouveaux prix Nobel), technique (invention du zeppelin) et culturelle (Robert Musil, Fritz Lang) se poursuit. Mais l’Allemagne entre dans une période de pessimisme et de conflits socio-culturels, que Jähner qualifie de « crise de la communication ». Selon lui, notre époque n’aurait pas le monopole de la « bulle de filtre », certes renforcée par le numérique. À cela s’ajoute le manque d’enracinement de la démocratie en Allemagne et le dénigrement des partis, peu préparés à l’exercice du pouvoir pendant la période impériale. « Le sentiment que ce ne serait pas aussi grave que cela, que la contrainte et la violence se maintiendraient dans des limites supportables, était aussi celui d’une grande partie de l’opinion publique » concernant le parti d’Hitler. Le NSDAP regroupe en effet à la fois des « hordes », des étudiants et des intellectuels conservateurs, dans une forme de « barbarie cultivée » brandissant une illusoire unité de l’Allemagne. La suite de l’histoire est malheureusement trop bien connue.

Avec un indéniable sens du récit, de l’art du portrait et une iconographie parlante, Harald Jähner brosse le tableau impressionniste de la république de Weimar. Si l’histoire politique et sociale – en particulier à travers l’attention portée au genre – n’est pas absente, le prisme culturel domine, tout comme les sources issues d’élites culturelles (articles de presse, mémoires) – dont le profil rappelle finalement celui de l’auteur. Autrement dit, L’Ivresse des sommets n’est pas une «  histoire par le bas  ». Les résonnances avec notre époque ne manquent certes pas, mais l’auteur ne propose pas pour autant une véritable discussion comparative. Enfin, le lecteur s’étonnera par moments de certains choix de traduction   .