Unis par leur désir de réduire les inégalités, l’économiste Thomas Piketty et le philosophe Michael J. Sandel confrontent leurs analyses de la situation contemporaine.
Ce que l’égalité veut dire propose la retranscription remaniée d’une conversation entre Thomas Piketty et Michael J. Sandel, qui s'est tenue à l’École d’économie de Paris le 20 mai 2024. Thomas Piketty, économiste bien connu du public français, dialogue ici avec Michael J. Sandel, professeur de philosophie politique à Harvard et auteur de plusieurs ouvrages à succès, dont Ce que l’argent ne saurait acheter (Seuil, 2014), Justice (Albin Michel, 2016) et La Tyrannie du mérite (Albin Michel, 2021).
Tous deux poursuivent le même objectif : promouvoir une plus grande égalité entre les individus. Leurs approches divergent cependant : Piketty se concentre sur les inégalités économiques et les moyens de les réduire, tandis que Sandel interroge les valeurs morales et civiques qui fondent la justice et la reconnaissance mutuelle.
Pourquoi faut-il se soucier des inégalités ?
Sandel ouvre la discussion en questionnant l’ampleur des inégalités de revenu et de patrimoine : en quoi constituent-elles un problème ?
Piketty replace cette question dans une perspective historique. Depuis la fin du XVIIIe siècle, nos sociétés ont progressé — souvent au prix de luttes sociales — vers davantage d’égalité dans trois domaines : l’accès aux biens essentiels, l’égalité politique, et la dignité et le respect. Il rappelle que la mise en place de systèmes économiques plus inclusifs et égalitaires, notamment dans l’éducation, a joué un rôle déterminant dans l’accroissement de la prospérité collective. Aujourd’hui, des écarts de richesse trop importants menacent ces avancées. Pour Piketty, réduire les inégalités est donc une condition nécessaire à tout progrès futur vers une société plus égalitaire, une aspiration largement partagée.
Redistribuer ou démarchandiser ? Deux voies vers l’égalité
Sandel interroge Piketty sur les moyens concrets de réduire les inégalités économiques. Celui-ci plaide pour une fiscalité plus progressive, un renforcement de l’État social et un héritage minimal garanti pour tous. Mais quelle place accorder à la démarchandisation de l’économie et de la vie sociale ? Pour Piketty, redistribution et démarchandisation ne s’opposent pas : elles se complètent et ont historiquement produit des résultats remarquables. Le meilleur moyen de réduire la place de l’argent consiste à socialiser une part plus importante de la production, en soustrayant certains secteurs à la logique du profit — comme c’est déjà le cas, dans une large mesure, pour l’éducation et la santé dans les pays développés. Actuellement, environ 25 à 30 % de la production nationale échappent à la logique marchande ; cette part pourrait atteindre 50 ou 60 % à l’avenir.
Les valeurs et les limites du marché
Sandel interroge les limites morales du marché : la logique du profit ne dénature-t-elle pas certains biens ou pratiques sociales ? Piketty reconnaît que, dans des domaines comme la santé ou l’éducation, la motivation — et parfois l’éthique — des travailleurs peut être affaiblie lorsqu’ils sont soumis à la logique marchande. Il souligne toutefois que la valeur de ces services publics est déterminée politiquement, non par le marché : leur financement dépend de décisions collectives et budgétaires, imparfaites certes, mais extérieures à la sphère marchande. Le véritable problème, selon lui, est que l’expansion des secteurs publics, notamment dans l’éducation et la santé, a été interrompue depuis les années 1980-1990. Il faudrait la relancer afin de garantir à chaque génération l’accès à un enseignement supérieur de qualité.
Les impasses de la social-démocratie dans la mondialisation
La discussion s’oriente ensuite vers la mondialisation. Piketty juge nécessaire d’exercer un contrôle accru sur les flux de capitaux et les échanges commerciaux. Les deux auteurs constatent que les partis sociaux-démocrates ont accompagné le tournant néolibéral des années 1980, en légitimant la baisse de la fiscalité progressive et la libéralisation du commerce mondial. Face aux excès de la mondialisation, deux réponses ont émergé : l'une, nationaliste et identitaire, l'autre, socialiste et démocratique, incarnée notamment — pour Piketty — par les programmes de Bernie Sanders et Elizabeth Warren.
Sandel souligne que ces deux courants partagent une revendication commune : rendre le pouvoir au peuple, tandis que Piketty insiste sur leurs différences fondamentales. Sandel revient aussi sur la séduction qu’a exercée le marché sur la gauche : celle-ci y a adhéré non seulement par conviction ou opportunisme, mais aussi parce qu’il offrait une échappatoire aux débats complexes sur les valeurs et le bien commun. Cette foi dans le marché traduit une aspiration à la neutralité morale — une volonté de gouverner sans débattre de ce qui est juste et bon —, ce qui constitue, selon lui, une erreur.
Méritocratie et dignité : repenser la réussite
La discussion s'oriente vers la méritocratie, thème central du dernier ouvrage de Sandel. Selon lui, l’idéologie du mérite engendre deux effets pervers : elle repose rarement sur une égalité réelle des chances et elle corrompt le bien commun. Les gagnants oublient la part de chance et de soutien collectif dans leur réussite, tandis que les perdants se sentent humiliés et méprisés. Sandel rappelle que l’adoption de cette idéologie par la gauche a contribué à son éloignement des classes populaires, progressivement remplacées par les classes diplômées. Pour corriger ces dérives, il propose d’introduire des loteries pour l’admission aux universités d’élite, afin de rappeler aux étudiants le rôle du hasard et de tempérer l’orgueil méritocratique.
Piketty préfère, lui, la mise en place de quotas sociaux, pour accroître la représentation des milieux modestes dans l’enseignement supérieur et la vie politique. Tous deux insistent sur la nécessité de revaloriser la dignité du travail ordinaire et de reconnaître les contributions sociales au bien commun, indépendamment du statut académique ou du revenu.
Fiscalité, solidarité et bien commun
Pour Piketty, répondre aux besoins croissants en matière d’éducation et de santé suppose d’augmenter la part du revenu national qui leur est consacrée. Faute d’un effort public, les investissements privés continueront de croître dans ces secteurs, accentuant encore les inégalités. Il plaide pour une fiscalité fortement progressive, sur le revenu comme sur le patrimoine, et pour une réduction drastique des écarts salariaux : un rapport maximal de 1 à 5 entre les plus bas et les plus hauts revenus, avec un impôt pouvant atteindre 80 à 90 % au-delà d’un certain seuil.
Sandel rappelle sa critique du philosophe américain John Rawls : définir des principes de justice abstraits, indépendants de toute conception du bien, revient à ignorer les fondements moraux et communautaires de la justice sociale. La légitimité d’un impôt progressif repose, selon lui, sur la solidarité civique — le sentiment que les citoyens partagent un projet commun et ont des obligations réciproques. Ainsi, l’impôt et la redistribution ne peuvent être pensés indépendamment des valeurs d’appartenance et de communauté. Il faut des espaces publics et des institutions où se cultive le sens du bien commun, de la responsabilité mutuelle et de la solidarité.
Penser la justice à l’échelle mondiale
Comment penser l’égalité à l’échelle transnationale ? Piketty souligne que les États ont trop longtemps laissé les plus riches faire circuler librement capitaux et marchandises, sans contreparties. Cela a entraîné la désindustrialisation et d’importantes pertes d’emplois. Il plaide pour que les pays puissent poser des conditions à leur intégration économique mondiale, notamment par des taxes compensatoires sur les importations, reflétant les écarts de normes sociales et environnementales. Une partie de ces recettes devrait revenir aux pays du Sud. À défaut, avertit-il, on laissera le champ libre aux mouvements nativistes, obsédés par le contrôle des frontières et des identités. Piketty défend un internationalisme pragmatique : les États peuvent agir unilatéralement tout en construisant des institutions fédérales, comme un Parlement européen capable d’instaurer un impôt sur la fortune ou une taxe carbone à l’échelle du continent. Face au changement climatique, il propose de passer d’un conflit entre nations à un conflit de classes mondial, où les milliardaires et les grandes entreprises contribueraient proportionnellement à leur richesse. Il évoque la création d’un impôt mondial redistribué aux pays du Sud, selon leur population et leur vulnérabilité au dérèglement climatique. Concernant la libre circulation des personnes, Piketty rappelle qu’elle suppose un financement collectif des biens publics (éducation, logement, environnement). Compte tenu de la richesse mondiale, une politique d’accueil bien plus généreuse serait pourtant possible.
L’avenir de la gauche : renouer économie et reconnaissance
Pour Sandel, les partis sociaux-démocrates ont laissé à la droite le monopole du patriotisme et du sentiment d’appartenance. La gauche devra, selon lui, articuler ses politiques économiques à une vision du bien commun fondée sur la solidarité et la conscience civique. Pour Piketty, le vote d’extrême droite s’explique largement par la destruction des emplois industriels et l’incapacité de la gauche à y répondre. En négligeant les enjeux du commerce et de l’emploi, elle a abandonné le terrain économique. Tenter de rivaliser avec la droite sur le plan identitaire serait, selon lui, une bataille perdue d’avance. Sandel nuance : les questions d’identité et les questions économiques sont souvent imbriquées. Les habitants des villes industrielles en déclin n’ont pas seulement souffert de la stagnation des salaires ou de la disparition des emplois ; ils ont aussi le sentiment d’être méprisés et ignorés par ceux qui les gouvernent. Piketty distingue toutefois deux formes d’identité : l’une, inclusive, fondée sur la dignité et la participation ; l’autre, exclusive, liée à l’origine ou à la religion. Sandel conclut que cette dimension morale — la recherche d’une égalité en matière de reconnaissance et de respect — est peut-être la plus puissante sur le plan politique.
Pour Piketty, l’enjeu reste d’articuler cette quête de dignité avec la lutte contre les inégalités économiques et le renouveau démocratique.
La forme orale de cet échange ne permet pas toujours d’aller au fond des questions, mais l’ouvrage parvient à prendre de la hauteur — ce qui n’est pas rien à l’époque où nous vivons.
 
        