Jean-Loup Amselle analyse comment Occidentaux et Africains se perçoivent mutuellement, à travers clichés, stéréotypes et projections, et dénonce l’aliénation qui en résulte.
Jean-Loup Amselle, anthropologue et ethnologue, est directeur d’études émérite à l’EHESS et ancien rédacteur en chef des Cahiers d’études africaines. Après avoir consacré de nombreux travaux à l’ethnicité, à l’identité, au métissage, à l’art africain contemporain, au multiculturalisme et au post-colonialisme, il s’attache, dans cette dernière publication, à déconstruire l’imaginaire dans lequel s’entrecroisent fantasmes et investissements libidinaux entre l’Occident et l’Afrique. Cet imaginaire, rigide et structuré, repose sur l’idée de valeurs supposément opposées et symétriques.
Amselle y déploie une perspective décisive : il est temps que les deux continents se libèrent de leurs visions réciproques, figées et caricaturales. Car, pour réinventer leurs relations, l’Afrique et l’Occident doivent d’abord apprendre à se percevoir autrement. Les Occidentaux ont une vision fantasmée de l’Afrique — nourrie de primitivisme, d’occultation des femmes, et d’un paradigme ethnologique ayant accompagné la conquête de l’espace sahélien — de même que les Africains, symétriquement, ont une vision fantasmée de l’Occident — associé à l’homosexualité, à l’écriture, à la maîtrise de la fécondité.
Le débat sur la restitution des objets dont l’Afrique a été dépossédée par l’Occident est l’un des enjeux centraux de cette réflexion. Mais, comme le rappelle Amselle, il ne suffit pas d’afficher de bonnes intentions pour sortir des représentations fantasmées — notamment dans les expositions d’art contemporain, qui font l’objet d’une réflexion approfondie (chapitre VI). L’ouvrage se clôt sur une possible « sortie » de ce dispositif (chapitre VII), en formulant l’hypothèse que les rapports entre l’Afrique et l’Occident demeurent prisonniers d’un nœud libidinal, d’une aliénation qu’il conviendrait de trancher.
Fantasmes et fantômes
Il pourrait être fructueux de commencer la lecture de l’ouvrage par le chapitre VI, intitulé « Culture ». Celui-ci reprend un article critique consacré à L’Afrique fantôme, le célèbre journal de bord tenu par Michel Leiris lors de la mission Dakar-Djibouti (1931-1933), en compagnie de Marcel Griaule. Amselle y montre que cet ouvrage, ainsi que la revue Documents à laquelle il est lié, illustre à la fois la force et la faiblesse de l’ethnologie française : son goût immodéré pour le primitivisme, le romantisme et le relativisme culturel.
Ce point de départ permet de revenir au titre choisi par Amselle : L’Afrique des fantasmes. Entre Afrique-fantôme et Afrique-fantasme, la différence est décisive. Le fantasme, notion fuyante et polysémique, engage tout un imaginaire : rêve, attente, délire, projection. Il évoque l’onirisme autant que la substitution d’un signe à un autre — une image qui, tout en se donnant comme vérité, s’éloigne de la réalité.
C’est précisément cela qu’explore Amselle au fil des pages : une suite de « scènes » où se dissolvent les représentations de l’Afrique dans le regard occidental. Ces images, réductrices et dénonciatrices, circulent dans les deux sens. L’auteur s’attache surtout à celles qui vont de l’Occident vers l’Afrique, en analysant comment l’Occidental contemporain vit encore dans un rêve africain, au cœur même des relations économiques et politiques entre les deux mondes.
Politiques du fantasme
Le chapitre II, intitulé « Politique », illustre cette dynamique à travers une étude de cas : l’« affaire Idrissa Gana Gueye ». Rappelons les faits : en 2021, lors de la journée internationale contre l’homophobie, le footballeur sénégalais Idrissa Gana Gueye déclare forfait, officiellement malade. Très vite, des soupçons d’homophobie émergent.
Pour Amselle, cette « affaire » dépasse largement le cadre du football. Elle révèle l’opposition des valeurs qui traverse tout l’ouvrage — entre le Sénégal et la France, entre l’individuel et le collectif, entre visions religieuses, morales et politiques. L’auteur analyse ainsi, à travers cet épisode, comment des fantasmes, souvent d’ordre sexuel, influencent les comportements et les relations entre les cultures.
Il s’agit d’évaluer les effets symboliques de ces discours, qui opposent mono- et polygamie, virilité et homosexualité, fécondité et stérilité. L’auteur met en lumière ces couples de contraires dans les domaines de l’ethnicité, de la santé, du tourisme, de la culture et de la politique. Il montre, par exemple, combien l’idée d’une neutralité du sport est illusoire : celui-ci prolonge toujours, à sa manière, les rapports de force politiques. Et que dire, dès lors, du tourisme ?
Le tourisme et la persistance de l’aliénation
Qui n’a pas remarqué, dans les brochures de voyage, les clichés éculés qui peuplent encore les représentations de l’Afrique ? Nature indomptée, « bon sauvage », traditions figées, oppositions entre modernité et coutume… Autant d’images issues d’une ethnologie révolue mais toujours actives dans l’imaginaire touristique.
Amselle explique que les agences de tourisme sont tiraillées entre deux exigences contradictoires : d’un côté, se défendre d’être les instruments d’un nouvel impérialisme ; de l’autre, entretenir le mythe de sociétés « primitives » épargnées par l’histoire, pour répondre aux attentes d’une clientèle avide d’exotisme. Résultat : ces mêmes peuples « sont devenus moins séduisants depuis que des hordes de touristes se ruent » sur l’Afrique — de même que l’Amérique du Sud.
Ainsi, le fantasme rejoint l’aliénation, et c’est sur cette notion que conclut l’auteur. Amselle l’aborde avec prudence, conscient de la double connotation du terme — marxiste et psychiatrique. Il en retient néanmoins la pertinence pour décrire l’état actuel des relations entre l’Afrique et l’Occident. Si les deux parties sont aliénées, rappelle-t-il, c’est toutefois de manière asymétrique : les fantasmes occidentaux débouchent sur un pouvoir réel, alors que l’inverse ne se vérifie pas.