Le XIXe siècle amène une nouvelle forme de voyages, préfigurant par bien des aspects les pratiques actuelles. L'historien Sylvain Venayre revient sur cette thématique, au centre de ses recherches.

En mars 2020, bien que tous les États ne l’aient pas décidé, le monde entier se retrouve confiné et ne peut plus voyager. Cette décision constitue le point de départ de l’historien du XIXe siècle et des représentations Sylvain Venayre. À travers 17 leçons, nées de rencontres avec des hommes et des femmes qui l’ont influencé, il décrit une pratique qui a imprégné la littérature de l’époque et permit la naissance de la littérature de voyages. Littérature dans laquelle la personnalité du narrateur l’emporte sur les lieux visités, à l’instar de Chateaubriand, qui cherche à Jérusalem les fondements de sa foi. C’est donc un ouvrage qui nous amène à redécouvrir, à travers la plume de Jules Verne, Michelet, Chateaubriand et consorts, les fondements de la figure du touriste et de nos pratiques de voyages nées au XIXe siècle, notamment avec la transformation des transports.

 

Nonfiction.fr : Vous avez rédigé et dirigé plusieurs ouvrages sur l’histoire du monde au XIXe siècle, les guerres sur ce même siècle ou encore les produits symboles de la mondialisation depuis le XVIIIe siècle. À la lecture de l’introduction, le livre semble avoir autant été écrit par « l’historien des voyages et de l’éloignement »   que par l’observateur des années 2020. Comment est né ce projet ?

Sylvain Venayre : Le projet est né en grande partie de la volonté de mon éditrice, Blandine Genthon. Depuis une trentaine d’années que je travaille sur l’histoire des voyages et de l’éloignement, j’avais abordé pas mal de sujets dont elle s’est aperçue qu’ils résonnaient avec notre présent. De façon d’ailleurs souvent paradoxale : le XIXe siècle, qui forme le cadre privilégié de mes recherches, est désormais assez mal perçu. Quand j’étais étudiant, à la fin du XXe siècle, on pouvait encore croire qu’il était « le siècle dernier », celui du romantisme, des révolutions, de l’avènement de la République, le grand siècle de Victor Hugo et de Louis Pasteur, celui dans lequel plongeaient les racines de notre modernité. C’est beaucoup moins le cas aujourd’hui, où le XIXe siècle est volontiers stigmatisé comme un siècle sexiste, raciste, impérialiste et pollueur. L’étudier, c’est toujours aller chercher les origines de notre modernité – mais des origines désormais extrêmement critiquables.

Cela vaut aussi pour l’histoire des voyages. Le XIXe siècle n’aurait-il pas inventé, avec le tourisme, une forme de folklorisation de l’autre ? le moyen d’une domination occidentale sur le reste du monde ? des atteintes nouvelles aux peuples, aux patrimoines et à l’environnement ? Aujourd’hui que l’on craint les effets du « surtourisme » et que l’on opère un partage strict entre les élites sociales, qui voyagent pour leur plaisir, et les pauvres gens contraints à des migrations douloureuses pour des raisons politiques et économiques, qu’est-ce que l’expérience du XIXe siècle peut encore nous enseigner ? Nous avons fait le pari dans ce livre que les voyages des Occidentaux du XIXe siècle pouvaient être analysés en brossant à contre-sens le poil trop luisant de l’histoire, comme disait Walter Benjamin – qu’ils pouvaient nous en apprendre beaucoup sur la façon dont on ressent aujourd’hui l’expérience du monde, qu’il s’agisse de l’avènement de l’industrie touristique, des conquêtes impériales ou de bien d’autres pratiques du XIXe siècle, tel ce goût qui nous semble maintenant invraisemblable pour la chasse aux animaux sauvages. Bref, il s’agit d’essayer de continuer à tirer des enseignements du XIXe siècle, mais en pensant parfois contre lui.

Chaque leçon, qui remplace ici les chapitres, est tirée d’une rencontre, d’un colloque et de rédaction de chapitres ou direction de dossiers. Le livre est bien sûr centré d’abord et avant tout sur le voyage, mais nous en apprenons également beaucoup sur votre parcours et vos influences d’historien. Quelle place occupe le voyage dans votre travail depuis trois décennies ?

J’ai commencé par faire une thèse qui, à l’époque, étonnait un peu mes collègues, habitués à des sujets plus classiques. À l’époque, je tâchais de faire l’histoire du sentiment d’aventure. L’approche était celle de mon maître Alain Corbin : l’histoire des sensibilités et des représentations. Je me demandais ce que signifiait l’aventure pour les Européens du XIXe siècle et j’étais arrivé à premier résultat : je pouvais dater l’émergence de l’imaginaire moderne de l’aventure – entre les années 1880 et les années 1910. Auparavant, l’aventure existait, mais elle n'était pas désirable en soi. Les personnages d’aventuriers étaient méprisés. C’est à la toute fin du XIXe siècle que la quête de l’aventure pour elle-même est devenue quelque chose de valorisant, susceptible d’ennoblir une existence. Je me suis demandé pourquoi et, en gros, j’en suis arrivé à la conclusion que, au tournant des XIXe et XXe siècles, le sentiment d’une plus grande sécurité dans les transports et les communications, la disparition de l’inconnu géographique (à travers par exemple le remplissage des taches blanches sur les cartes de géographie) et le sentiment de l’éradication des mondes sauvages, sous l’effet de la politique de colonisation (ou, plus exactement, sous l’effet des propagandes impériales) avaient eu pour conséquence le déploiement d’une forme de nostalgie. Beaucoup de gens assuraient alors que l’espace qui autorisait l’aventure était en train de disparaître. C’était peut-être vrai, mais à condition d’admettre que, autrefois, on n’aurait jamais dit les choses ainsi. La mystique moderne de l’aventure pouvait donc être interprétée comme une réaction nostalgique face à la marche du monde.

Par la suite, j’ai continué à travailler sur l’histoire du voyage, en essayant de croiser l’histoire des pratiques (progrès des transports et des communications, explorations, pèlerinages, voyages d’études, voyages de santé, tourisme) et celle des représentations (l’ensemble des façons de voir et de sentir qui ont permis de donner du sens à l’expérience du voyage). Cela m’a conduit à publier un gros livre, Panorama du voyage (Les Belles Lettres, 2012), dont l’ambition était d’établir la liste exhaustive de toutes les façons de dire, de vivre et de sentir le voyage au XIXe siècle. J’ai également publié une anthologie de textes sur le voyage, du XVIe siècle à nos jours. Dans l’Histoire du monde au XIXe siècle, j’ai consacré un chapitre à l’histoire mondiale des transports et des communications. J’ai aussi multiplié les études de cas dans le cadre de revues ou de colloques – une cinquantaine en tout. J’en ai retenu 17 pour ce livre : celles qui me permettaient de faire dialoguer le XIX siècle, selon les principes critiques dont je parlais tout à l’heure, avec notre actualité.

La première leçon donne la part belle à Chateaubriand et la littérature constitue une source majeure de ce travail. Les écrivains étaient pour certains de grands voyageurs, à l’image de Flaubert, qui visite l’Asie Mineure à 22 ans et prend des notes lors de ses voyages. Comment abordez-vous cette source, puisque tous les auteurs ne souhaitent pas participer à cette littérature du voyage, et quels sont ses atouts pour votre sujet ?

J’ai été formé très tôt à l’analyse historienne des sources littéraires. Elle était essentielle pour mon travail sur l’histoire du sentiment d’aventure (comment ne pas utiliser pour ce travail la masse énorme des romans dits « d’aventures » ?). Ces sources sont prodigieuses à condition de ne pas les surinterpréter. Elles nous donnent rarement – ou, en tout cas, très indirectement – accès à la réalité des pratiques. En revanche, à condition de les étudier avec assez d’attention, elles nous permettent de repérer l’ensemble de ce qui était pensable – ou, au moins, dicible – à une époque donnée. Sans compter que, dans le cas des voyages, elles sont, en tout cas au XIXe siècle, prescriptrice de normes.

C’est au XIXe siècle en effet que s’invente la littérature de voyage, au sens moderne de la notion de littérature – c’est-à-dire le récit qui n’a pas d’autre objectif que d’exprimer, pour le dire comme Chateaubriand, les émotions, les sentiments et les aventures du voyageur (là où la littérature de voyage de l’époque précédente était essentiellement centrée sur les objets étudiés par le voyageur). On ne parlait pas à l’époque d’« écrivain-voyageur ». Mais quand on a inventé cette catégorie – assez largement publicitaire – dans les années 1980, c’est bien en référence à cette histoire qui débute avec le XIXe siècle. Théophile Gautier, par exemple, a été un acteur important de cette évolution, en publiant les premiers recueils de récits de voyage, montrant par là que ce qui comptait dans ces livres, c’était moins les destinations du voyageur, très variées (Gautier a énormément voyagé), que le style de l’écrivain, seul susceptible d’assurer l’unité de ces récits.

« Ce ne serait pas trop de l’histoire du monde pour expliquer la France », c’est par cette phrase de Michelet que Patrick Boucheron ouvre l’Histoire mondiale de la France, à laquelle vous aviez participé et dont une nouvelle édition vient de paraître. Vous consacrez justement une leçon à Michelet. Quelle influence ont les voyages, notamment ses quatre en Italie, sur son œuvre ?

J’ai une passion pour Michelet. Pendant plusieurs années, j’ai coanimé, avec Aurélien Aramini, Paule Petitier et Yann Potin, un séminaire sur Michelet. Je l’avais aussi beaucoup lu – et utilisé – pour mon enquête sur la façon dont la science historique a pris en charge, depuis le XVIIIe siècle, le débat sur les origines de la nation en France   . J’en avais même fait un des personnages principaux de La Balade nationale, cette bande dessinée coécrite avec Etienne Davodeau, qui constituait, en 2017, le premier volume de l’Histoire dessinée de la France, consacré à la question des origines. Dans ce livre, nous avons envoyé Michelet et ses compagnons de voyage dans un grand tour de France, à la recherche des différentes origines attribuées à la nation française, selon les époques et les opinions politiques. L’idée était d’ailleurs inspirée du Tableau de la France de Michelet, qui ouvrait le deuxième tome de son Histoire de France.

Car Michelet a été un grand voyageur – à travers la France essentiellement, Michelet recherchant sur tout le territoire non seulement les archives qui lui permettrait d’écrire l’histoire de son pays, mais aussi le sentiment du corps de la nation, selon une logique qu’on verra ensuite à l’œuvre, quelques décennies plus tard, chez Vidal de la Blache. Mais Michelet a visité également les pays voisins, à commencer par l’Italie, en effet, qui a été pour lui une véritable révélation. Ce sont ses voyages en Italie qui lui ont fait considérer les Alpes comme « l’autel de l’Europe » et qui, surtout, lui ont permis de créer la notion moderne de Renaissance. Or, ce que j’essaye de montrer, c’est qu’en Italie, Michelet a surtout imaginé ce qui se trouvait au-delà de l’Italie : l’Orient, qu’il a rêvé par la puissance de Venise, par les Juifs d’Espagne réfugiés après 1492 et par l’Empire ottoman du temps du vizir Ibrahim. Ce sont ses déplacements – mais aussi les déplacements qu’il n’a pas pu faire mais qu’il a rêvé – qui l’ont invité à penser la Renaissance, c’est-à-dire, selon sa philosophie de l’histoire, le début de la réconciliation de l’humanité.

La chasse, et le prestige qui l’accompagne sont aussi une motivation de certains voyageurs. Tout un imaginaire se construit alors autour d'animaux féroces qui n’existeraient plus en Europe et impliquent un voyage vers l’Asie ou l’Afrique. Comment s’organise ce genre de voyages ?

Quand on pense à ce qui nous fait aujourd’hui horreur dans les voyages d’agrément du XIXe siècle, on pense assez vite à cette modalité particulière du sport pour certaines élites de l’époque : les « grandes chasses » (on ne parlait pas encore de safari, le mot n’est apparu qu’au début du XXe siècle). Alain Corbin m’avait naguère invité à me pencher sur cette question, dans la logique de mes travaux sur l’imaginaire de l’aventure. Il suivait en l’occurrence une idée souvent exprimée par Lucien Febvre : non pas chercher en quoi nous ressemblons aux gens du passé (selon un réflexe qui peut vite vous conduire à des raisonnements identitaires), mais au contraire en quoi nous différons. Or, en ce domaine, la gloire des grandes chasses est exemplaire. À quelques rares individus près, les hécatombes des chasseurs du XIXe siècle nous paraissent aujourd’hui extravagantes et lamentables. Il convient donc de se poser la question : pourquoi fascinaient-elles à cette époque ? Parce qu’elles fascinaient : les bibliothèques étaient pleines de récits de chasse, les romans d’aventures étaient pleins de scènes de chasse, dans les théâtres et les « exhibitions » on multipliait les images de chasse. Je pense qu’aucune époque n’a célébré à ce point le goût de mettre à mort les animaux sauvages. Il y a là un problème et, comme le disait Michel Foucault, la bonne histoire est d’abord celle qui s’efforce de résoudre un problème.

Mais en réalité bien d’autres problèmes sont aux origines de ce livre. Pourquoi a-t-on décidé, au XIXe siècle, d’inventer la pratique du voyage de noces ? Pourquoi l’Église a-t-elle soutenu à ce point la pratique des pèlerinages, pourtant très critiquée à l’époque précédente ? Pourquoi certains artistes, tel Gustave Flaubert, ont-ils refusé tout à la fois la pratique de la photographie et l’écriture de récit de voyage ? Chaque fois, c’est un mystère de ce genre qui déclenche mon envie d’enquêter.

Justement, avec la colonisation, les autorités métropolitaines cherchent des volontaires pour peupler les espaces qu’elles soumettent progressivement. « L’aventure coloniale », expression sur laquelle vous revenez, accorde-t-elle une place aux voyageurs ?

C’est en effet un des plus gros problèmes : y a-t-il un lien entre le désir des voyages, que le XIXe siècle occidental a promu et institutionnalisé, et le désir de conquête, qui a abouti à la fin du siècle à la constitution des immenses empires coloniaux ? Et même, plus exactement, y a-t-il une relation de cause à effet ? Les voyageurs européens dans les espaces qui finiront par devenir des territoires coloniaux ont-ils été les fourriers de l’impérialisme ? Or, en ce domaine, rien n’est très simple. Il serait difficile de prétendre, par exemple, que le voyage de René Caillié à Tombouctou à la fin des années 1820 est directement à l’origine de la prise de la ville par les Français en 1894. C’est pourtant ce qui a souvent été dit : par la propagande coloniale à la fin du XIXe siècle, puis par le discours anticolonialiste à partir de l’entre-deux-guerres et même par certains des meilleurs historiens.

Or, cet unanimisme devient suspect dès lors que l’on considère cette notion, « l’aventure coloniale », dont le premier terme a souvent été effacé au privilège du second. Pourtant, parler d’« aventure coloniale » n’est pas exactement parler d’« histoire coloniale ». Cela implique un certain imaginaire, qui associe le désir des confins au désir de conquête. Je me suis proposé ici de faire l’histoire de cette expression – de même que l’histoire d’autres notions tout aussi vagues, telle la notion d’« Ailleurs » afin d’essayer de comprendre ce qui se cachait derrière les mots. Car il n’y a rien de moins décoratif que les mots que nous choisissons pour nommer tel ou tel phénomène historique.