Du thé à la pizza en passant par la vodka et le roquefort, les aliments dessinent une histoire globale : celle d’hommes et de femmes qui cuisinent, mangent, voyagent et se créent des identités.

Après l’enthousiasmant Magasin du monde, qui retraçait l’histoire de la mondialisation par les objets, Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre dirigent une nouvelle étude à travers l’histoire des aliments et de leur mondialisation. Pierre Singaravélou est spécialiste des empires et de la mondialisation, professeur à Paris 1 Sorbonne et au King’s College London tandis que Sylvain Venayre est professeur à Grenoble-Alpes et spécialiste du XIXe siècle, des échanges et des identités. Dans la lignée des travaux d’historiographie qui relisent l’histoire au prisme des échanges internationaux, ces deux historiens mêlent leurs connaissances et leurs réflexions pour interroger les pratiques culinaires. A leurs côtés, 67 contributeurs signent 88 voyages-enquêtes autour d’aliments qui ont sillonné le monde, et se donnent pour objectif de comprendre comment la circulation des produits alimentaires éclaire l’histoire globale de la mondialisation.

Une histoire culturelle et identitaire du quotidien

C’est d’abord une histoire culturelle à laquelle nous convient les auteurs. Parce qu’on est ce que l’on mange, l’ouvrage montre à quel point les identités se construisent, luttent et se retrouvent à travers l’alimentation. Ainsi, les auteurs rappellent que ces produits répondent, pour la plupart, à un « mythe des origines » dont il s’agit de comprendre la réalité et la reconstruction. A l’image du thé, devenu symbole des nationalistes indiens mais qui est en réalité importé par les Britanniques de Chine au moment des guerres de l’Opium, beaucoup d’aliments marquent les identités et les particularismes culturels. De la France, on retient le Roquefort, premier produit solide labellisé AOP en 1905, les sardines à l’huile, pionnières de l’industrialisation alimentaire, ou encore le champagne. D’Asie voyagent des aliments qui restent associés à l’imaginaire des cultures chinoise (comme le dim sun), nippone (le sushi, le ramen, le saké), ou indienne (le curry, le naan). Les Etats-Unis ne sont pas en reste, tant sont nombreux les produits alimentaires symboles de l’American Way of Life : le Coca-Cola, le hamburger ou le hot-dog, « coupe faim de l’Amérique ». On y trouve aussi détaillé l’exemple des corn flakes, inventés par des végétariens en quête d’une alimentation saine à la fin du XIXe siècle, devenu un « fait social total », associé au début du XXe siècle au lait et au sucre, et désormais symbole du petit déjeuner dans le monde entier. Les auteurs développent chacun de ces exemples en en rappelant les origines et la diffusion dans le reste du monde. Les aliments sont aussi parfois des marqueurs de moment historiques : le hot-dog partagé entre Georges VI et Roosevelt en 1939 et la marche du sel de Gandhi en sont deux exemples significatifs.

Enjeu culturel, l’origine des aliments est parfois l’objet de controverses, notamment lorsqu’il s’agit de déterminer la provenance d’un aliment ou d’un plat. Les auteurs rappellent alors à quel point les emblèmes culinaires nationaux sont des constructions historiques dans le rapport à l’autre. Plus encore, les classements au patrimoine immatériel de l’UNESCO font naître des querelles intenses sur certains plats, marqueurs identitaires revendiqués par plusieurs nations : Israël et le Liban se livrent en effet depuis plusieurs décennies une « guerre du houmous » à coup de record du monde ; les pays du Maghreb revendiquent chacun la paternité du couscous qui, plat berbère, s’est diffusé dans le bassin méditerranéen dès le XIe siècle, et deux villes turques prétendent être à l’origine de l’invention du döner kebab.

D’autres produits marquent enfin l’imaginaire mais n’ont que peu voyagé, par difficultés d’adaptation du goût (comme le beurre de Yak tibétain, l’injera - galette éthiopienne - ou le maté argentin) ou de raisons culturelles (la viande de chien ou le ragoût de niglo).

L’ouvrage revient aussi, à travers beaucoup d’entrées, sur les manières de manger : on mange le hot-dog debout, les frites avec les mains et les makis à la baguette. C’est aussi une enquête intéressante sur les manières de boire : il y a par exemple une fracture culturelle forte d’une part entre la vodka (russe ou polonaise) qui se boit seul, cul sec et d’autre part le raki qui se boit lentement, entre amis, symbole de la sociabilité masculine moderne turque.

Une histoire des voyages et de la domination

A la lecture de ces 88 enquêtes, on comprend combien la cuisine n’échappe pas aux mouvements identitaires. C’est donc logiquement que ces éléments culturels voyagent avec les hommes et les femmes.  Les expositions universelles permettent quant à elles de « mettre en scène le génie culinaire des nations du monde entier ». Mais c’est en fait depuis les premiers échanges que les aliments s’exportent : le poivre voyage ainsi depuis l’Antiquité. Le XIXe siècle, avec l’essor du commerce international et des grandes migrations, est la période privilégiée pour comprendre cette mondialisation alimentaire qui traverse l’ensemble des routes commerciales.

A ce titre, l’émigration joue un rôle fondamental : les italiens importent puis adaptent la pizza, les juifs diffusent la dafina, « plat diasporique par excellence », les migrants indochinois de la Première Guerre mondiale, puis la diaspora vietnamienne diffusent le nuoc-mâm et, plus récemment, un turc importe à Berlin la recette du Kebab.

La colonisation est un autre facteur qui explique la diffusion des produits alimentaires : les Britanniques sont à ce titre les maîtres : le gin, à l’origine boisson distillée par les moines hollandais devient, à la faveur de la guerre de 7 ans, une boisson emblème de l’identité britannique, qui se diffuse ensuite dans les colonies. En Inde, ces derniers implantent outre le thé, le whisky, issu des moines irlandais et écossais, dont le pays est aujourd’hui le premier consommateur et qui a voyagé jusqu’au Japon, notamment popularisé par le film Lost in translation. Ils transmettent également des traditions très britanniques comme le Christmas pudding, marqueur identitaire s’il en est des élites coloniales dans le monde. Les Français ne sont pas à l’écart de ces échanges : la baguette, dont le format est en fait assez récent, se diffuse dans le reste du monde à la faveur de la colonisation puis de la mondialisation. Souvent, ce sont des mélanges culturels qui sont à l’initiative de plats typiques : le Banh Mi est ainsi un mixte des traditions françaises et indochinoises et le tikka est un plat indien adapté au goût britannique - aujourd’hui l’objet d’un débat culturel entre les deux nations, « puissante imbrication de la nourriture dans les enjeux d’identité et d’héritage culturel ». Plus original, l’histoire de l’Orangina est un marqueur des relations franco-algériennes : fondé au sud d’Alger par un Français, puis découvert par les soldats lors de la guerre d’Algérie, il est finalement produit en France après le conflit. Outre-Atlantique, le plat emblématique du Brésil, la feijoada correspond aussi à une circulation intense de produits : aux manioc et haricots noirs produits localement s’ajoutent le riz, importé par les Portugais. La colonisation joue également sur les productions : l’huile de palme, d’abord utilisée pour des usages non alimentaires, puis pour le bétail, connaît un essor en Asie du Sud-Est et en Afrique, lié aux volontés des puissances colonisatrices : avant d’être décriée aujourd’hui, elle profite du succès des graisses végétales de la fin du XIXe siècle.

Les guerres sont enfin des occasions d’innovation ou de diffusion des produits alimentaires : l’exemple bien connu du Coca-Cola, arrivé en Europe avec les soldats américains en 1917, devenu symbole du monde libre pendant tout le XXe siècle, nous le rappelle. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le manque de Coca-Cola en Allemagne contribue de la même manière à l’invention du Fanta (Fantastik) et les pénuries en thé permettent l’essor du rooibos sud-africain. Un siècle et demi plus tôt, c’est à la faveur du blocus napoléonien que les Français remplacent le sucre de canne et le café venus des colonies par le sucre de betterave et la chicorée. Pendant la guerre de Crimée, ce sont les soldats britanniques stationnés à Gibraltar qui font découvrir le thé aux marocains, qui l’ajoutent à leur infusion à la menthe.

Mais les auteurs le rappellent : « cette mondialisation alimentaire protéiforme ne saurait se résumer à une occidentalisation des pratiques ». Exemple topique, le Rhum, boisson emblématique des voyages coloniaux transatlantiques. Inventé par les esclaves des colonies américaines, devenue la boisson de la rébellion et de la résistance, il devient le « principal carburant d’un circuit transatlantique d’approvisionnement et de production d’une ampleur inédite », échangé contre des esclaves aux chefs des tribus africaines puis approprié par la classe moyenne et bourgeoise au cours du XIXe siècle. On apprend aussi que les communautés d’esclaves sont à l’origine du barbecue, qui est traditionnellement un repas partagé avec les petits propriétaires, puis interdit car étant devenu l’occasion de révoltes. Les voyages transatlantiques permettent également la diffusion du café éthiopien et du manioc, venu des Amérique et à l’origine du plat emblématique de Côte d’Ivoire, l’Attiéké. Entre Afrique et Asie, les produits circulent depuis des siècles et on apprend par exemple que le Nigeria connaît un engouement exceptionnel pour les nouilles singapouriennes, omniprésentes également aux États-Unis…mais inexistantes à Singapour !

Les intenses circulations des hommes depuis plus de deux siècles, par migrations, colonisation ou guerre, permettent cette diffusion culturelle d’aliments « au centre d’un goût mondialisé ».

Une histoire au cœur de l’industrialisation contemporaine

Siècle des grandes migrations, le XIXe siècle est aussi celui de l’industrialisation et de la diffusion de nouvelles méthodes de production : à cet égard, l’industrie alimentaire n’est pas en reste. Partant de l’idée que « la science fonde l’industrie », de nombreux articles rappellent qu’à l’origine d’une production alimentaire réside souvent une invention : la découverte du ferment bacille puis le rôle de la pasteurisation conduisent par exemple à la fabrication et à la diffusion du yaourt. De la même manière, le hachoir, inventé au tournant du XIXe siècle, permet ainsi à la viande hachée de trôner au centre du hamburger et de le populariser. Comme dans l’industrie automobile, la fordisation entraîne ici aussi une standardisation alimentaire et une diffusion de nombreux aliments à moindre coût : concrètement, la mise en production à la chaîne des produits alimentaires a pu donner naissance à des géants de l’agro-alimentaire : les frère Heinz (ketchup) et McDonald's en sont des exemples emblématiques. Les trouvailles sont ici nombreuses et transforment les modes de consommation, comme lorsque Schweppe invente en 1793 le procédé pour produire une eau gazeuse artificielle, qui se diffuse ensuite chez les élites coloniales puis dans le monde entier.

L’enjeu de la conservation est également essentiel dans les processus industriels alimentaires : le rôle majeur joué par Nicolas Appert et la mise en conserve est rappelé dans de très nombreux exemples, allant des tomates au cassoulet en passant par les biscuits pour animaux. Plus tard, la congélation garantit aussi le voyage du poisson.

Dans le même temps, la diffusion du marketing et de la publicité entraîne un rapport intime entre le consommateur et les marques, qui s’ingénient à rendre leur produit identifiable : les succès du Coca-Cola ou de l’Orangina ne se dissocient pas du marketing intense (forme de la bouteille, publicité…) auxquels ils sont soumis. 

L’histoire sociale est aussi très présente dans les différents articles, au-delà de la question de l’immigration. Car ce XIXe siècle qui s’industrialise est aussi celui qui voit l’émergence de classes sociales distinctes : les classes ouvrières et les classes bourgeoises. Là encore, l’alimentation est différenciée et l’appartenance de classe joue beaucoup dans l’appropriation et la diffusion des aliments. Peu connu chez nous, le SPAM (porc en conserve bon marché), cible de moqueries nombreuses, est pourtant l’emblème des ouvriers américains, et connaît un renouveau étonnant avec les confinements récents. Mais dans un monde où rien n’est figé, les auteurs montrent aussi l’évolution de certains produits dans l’imaginaire social : ainsi la mayonnaise ou les frites, réservées aux élites au XIXe siècle, deviennent progressivement des produits du quotidien, associées aux fast food et à la malbouffe, symboles du « village global ». Histoire des classes sociales, c’est aussi une histoire des genres : si les femmes restent spécialistes de l’Attiéké ou du couscous car elles disposent des « savoirs, gestes et recettes […] transmis oralement », la préparation du barbecue est devenue, elle, marqueur de la masculinité des pavillons américains.

Enfin, les mutations plus contemporaines ne sont pas oubliées : les débats actuels sur la nécessité d’une alimentation saine, respectueuse du bien-être animal et de la planète, ouvrent des perspectives intéressantes. Les auteurs rappellent par exemple que le succès du tofu, attesté en Chine depuis le Xe siècle mais diffusé depuis l’Asie seulement dans les années 1970, s’explique par la volonté de réduire la part de l’alimentation carnée chez les classes supérieures occidentales du début du XXIe siècle.

 

In fine, cette histoire réjouissante nous plonge au cœur d’une épicerie dans laquelle nous « respir[ons] en douce l’air du monde, aux exquises senteurs », nous mettant régulièrement l’eau à la bouche. Depuis deux siècles, les saveurs n’ont cessé de parcourir le monde et de se réinventer : l’ouvrage incarne ainsi « les métissages à l’œuvre dans un monde post colonial globalisé ».