La géopolitique 2025 a été bouleversée par le début du second mandat de Donald Trump. Retour sur une diplomatie chaotique avec Frank Tétart.

Dans cette treizième édition du Grand Atlas, Frank Tétart retrace l’année 2025 à partir de lignes de force géopolitiques et réfléchit à des prospectives pour l’année 2026. L’année 2025 est peut-être la plus chaotique depuis la naissance de cet atlas. Le recul des démocraties, l’affirmation des prédateurs, le recul du droit des minorités et des questions environnementales ont connu un apogée avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Ce second mandat se démarque par une surabondance des provocations, des « informations » et des actes contradictoires. C’est donc au monde selon Trump que Frank Tétart a décidé de consacrer un dossier spécial.

 

Nonfiction.fr : L’an dernier, vous insistiez sur l’incertitude de l’année 2024 en raison des lignes de faille qui se creusaient entre les démocraties et les régimes autoritaires et la rivalité sino-américaine. Votre dernier Atlas sur l’année 2025 confirme le prolongement de ces incertitudes qui aboutissent à une sorte d’interrègne. Quel titre donneriez-vous à l’année 2025 ?

Frank Tétart : Le « moment trumpien », car le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche début 2025 a d’emblée suscité une inquiétude en Europe et dans le reste du monde, tant son programme axé sur la grandeur de l’Amérique et son style porté par son franc-parler et une surmédiatisation, contribuent à déstabiliser la pratique des relations internationales et l’ordre mondial. Un ordre déjà déstabilisé par la guerre d’agression lancée par la Russie contre l’Ukraine et celle contre Gaza, riposte aux attentats du 7 octobre 2023, qui s’est transformée au cours de l’année 2025 en une guerre israélienne sur tous les fronts. Or, cette pratique « disruptive » de Trump permet aussi de manière inattendue de parvenir à un cessez-le-feu entre Israël et le Hamas début octobre.

Vous rédigez un Grand Atlas depuis treize ans, mais celui-ci est peut-être particulier en raison d’une accélération de l’histoire sous nos yeux ; vous parlez d’ailleurs de «  tourbillon du monde  ». Comment abordez-vous une géopolitique qui n’a jamais été aussi fluctuante ?

Pour décrypter ce tourbillon, il m’a semblé utile de repartir sur les fondamentaux de la puissance américaine, puis d’en souligner les évolutions. La treizième édition consacre en effet son dossier aux États-Unis d’aujourd’hui, mais revient dès la première partie sur les étapes incontournables de l’affirmation, puis de l’exercice de leur puissance. Elle met en avant des concepts, tels la « destinée manifeste  » ou l’isolationnisme, et les postures vis-à-vis de l’extérieur (unilatéralisme/multilatéralisme) qui ont forgé la politique étrangère américaine et éclairent les choix en cours, notamment à l’égard de l’Iran et d'Israël. Cette première partie introductive nous guide vers la deuxième partie qui présente « le monde selon Trump », c’est-à-dire sa vision du monde, ses velléités territoriales sur le Canada ou le Groenland, sa politique commerciale, son rapport avec les grandes puissances (Chine, Russie) et ses alliés (européens ou Israël) ou l’Ukraine. La troisième partie s'attèle à montrer le monde tel qu’il est, souvent chaotique ou en conflits, marqué par la désinformation et le rejet du droit international, et comment il se positionne, réagit, face à ce « moment trumpien ». Quant à la dernière partie, elle demeure plus classique pour les habitués du Grand Atlas, et permet d’entrevoir le monde qui se dessine demain à travers les enjeux démographiques, environnementaux, énergétiques.

L’an dernier, le monde s’inquiétait d’une potentielle victoire de Trump qui aurait pour effet d’accroître ce tourbillon et les lignes de fracture. Après neuf mois complètement déroutants, quelles sont les caractéristiques de son second mandat ?

Ce second mandat se concentre sur l’objectif de la campagne de Trump : Make America Great Again (Rendre à l’Amérique sa grandeur). Cela passe par une guerre commerciale qui n’épargne pas les alliés européens, soupçonnés d’ « arnaquer » les Américains, et la signature de « deals » définissant les droits de douane à payer pour vendre sur le marché américain. Sur le territoire américain, le retour de la grandeur américaine correspond à un programme suprémaciste, où la blancheur de la peau, la foi chrétienne et la défense de ses valeurs sont au centre. Ainsi, depuis sa prise de pouvoir en janvier 2025, Donald Trump mène une politique répressive contre les migrants, qui se concrétise par des expulsions massives, la suspension du droit d’asile, des déploiements militaires et le bannissement de certains États, et au nom de la lutte contre le wokisme, il s’en prend également aux minorités sexuelles et plus particulièrement aux personnes transgenres. Tout cela est d’autant plus paradoxal, que Trump et son vice-président Vance ont épousé des « migrantes » naturalisées Américaines par leur mariage !

Cette politique de Trump est aujourd’hui dénoncée par un nombre croissant d’Américains qui y voit une dérive autoritaire du pouvoir. L’admiration que le président américain porte aux « hommes forts », tel Poutine, est indéniablement à prendre en compte dans sa conception du pouvoir, car déjà, elle guide ses positions erratiques vis-à-vis de l’Ukraine et de la Russie, et l’humiliation qu’il a fait subir au Président Zelensky, lors de sa visite à la Maison-Blanche en février dernier. D’un autre côté, la politique du « America First » induit un rejet de l’interventionnisme militaire et le volontarisme de Trump à vouloir faire la paix, mais, selon ses propres règles, celles d’un businessman et non d’un diplomate. Cela a fonctionné pour le cessez-le-feu à Gaza, mais pas (encore !)  pour l’Ukraine.

Comme chaque année, vous évoquez les conflits les plus médiatisés, mais avez aussi à cœur d’aborder la Birmanie, le Soudan et l’Éthiopie, qui ont chacun fait plus de 10 000 morts, dans le plus grand des silences. Est-il plus que jamais plus difficile de faire la paix que la guerre ?

Oui, en effet, et c’est déjà ce qu’avait dit Dominique de Villepin devant le Conseil de Sécurité des Nations Unies en 2003 pour s’opposer à l’intervention américaine en Irak : « N’oublions pas qu’après avoir gagné la guerre, il faut construire la paix. Et ne nous voilons pas la face : cela sera long et difficile, car il faudra préserver l’unité de l’Irak, rétablir de manière durable la stabilité dans un pays et une région durement affectée par l’intrusion de la force. »

Tout est dit : l’intrusion de la force déstabilise non seulement les rapports de force, mais également les équilibres politiques, économiques et sociaux, elle concourt également à l’esprit de vengeance et à l’éventuel retour de tensions et de conflits.

Moins de 30% de la population vit sous un régime démocratique, contre 50% en 2004. À cela s’ajoute l’irrésistible ascension des partis autoritaires dans les démocraties. Comment expliquez-vous cette défaite du système démocratique ?

Je ne parlerai pas véritablement de défaite, mais plutôt de faiblesse, de fragilité ou de vulnérabilité de la démocratie. C’est un régime politique qui peut disparaître, car ses fondamentaux, à savoir les libertés individuelles, l’état de droit sont rognés de l’intérieur par le pouvoir exécutif. C’est le cas aujourd’hui en Hongrie, que son Premier ministre, Viktor Orban définit aujourd’hui de démocratie illibérale, un terme qui souligne que derrière une façade démocratique marquée par des scrutins réguliers et pluralistes, l’état de droit et certaines libertés sont limités ou réduites. On en voit aujourd’hui les prémisses aux États-Unis de nos jours sous l’administration Trump. Son premier mandat avait déjà suscité des inquiétudes et la publication d’un ouvrage particulièrement précis sur les rouages qui mènent à l’affaiblissement démocratique, voire à l’autoritarisme : How Democracies die (La Mort des démocraties, traduit chez Calman-Lévy) écrit en 2018 par Daniel Ziblatt et Steven Levitsky, deux politologues de Harvard.

En tout état de cause, il est vraisemblable que la faillite des élites politiques à proposer une projection dans l’avenir, un programme défendant au-delà de valeurs et de principes un projet de société, inclusif et cohésif, a ouvert la voie aux populismes. Leurs discours simples voire simplistes donnent eux de l’espoir, et une réponse à des questionnements économiques, sociaux ou identitaires, que les médias et notamment les réseaux sociaux amplifient et polarisent. On l’a vu, les réseaux sociaux nuisent aux élections par le renforcement de la polarisation sans même évoquer la désinformation et l’absence de régulation de la liberté d’expression, puisqu’ils sont dominés par de grandes entreprises du numérique plus intéressées par les contenus publicitaires que démocratiques.

L’an dernier, nous avions évoqué la situation des femmes dans le monde. En Afghanistan, ce sont les premières victimes des talibans, mais, contrairement à la fin des années 1990 et au début des années, la communauté internationale ne s’émeut guère de leur sort. Comment expliquer le recul général de la cause des femmes, au-delà de cet exemple extrême ?

Est-ce un désintérêt pour le sort des femmes ou celui de l’Afghanistan ? Comme je le fais chaque année dans le Grand Atlas, je cherche à mettre en avant les conflits oubliés, qu’il s’agisse du Yémen, de la Birmanie, de la Syrie ou du Soudan. En 2024 et 2025, les médias ont concentré leurs grands titres à Gaza et la famine à Gaza, alors que la crise alimentaire est tout aussi grave au Soudan, sans que personne ne s’en occupe véritablement. Dans les deux cas, ce sont les populations civiles, femmes et enfants, qui sont les premières victimes.

Les femmes sont les grandes oubliées de l’histoire, non seulement car celle-ci a d’abord été écrite par des hommes, mais aussi essentiellement parce qu'elle est dominée par eux, occultant les figures féminines. Les choses changent, les sciences sociales en Europe et en Amérique du Nord se sont grandement féminisées au cours des 30 dernières années et la vision « féministe » qu’elles inaugurent permet de changer de regard, d’optique sur le monde, sur les sociétés, ouvrant des perspectives réflexives stimulantes. Tant que les politiques ne s’en mêlent pas !

La cause des femmes dans de nombreux pays reste malheureusement celle d’une condition sociale inférieure aux hommes, dont l’Afghanistan est sans doute le cas extrême aujourd’hui, car comme le rappelle le philosophe Olivier Roy, elles « font peur » aux Talibans tant elles leur sont étrangères à tout point de vue. Ailleurs, et notamment sous l’administration Trump, le conservatisme chrétien ambiant conduit à un retrait « volontaire » des femmes de la société américaine pour endosser le rôle unique de mère et de gestionnaire du foyer.

Vous maintenez une partie prospective dans laquelle on retrouve plusieurs défis environnementaux, mais aussi l’IA. Dans quelle mesure participe-t-elle à la course à la puissance et bouleverse-t-elle la géopolitique ?

En 2017, Vladimir Poutine déclarait que « celui qui deviendra leader dans ce domaine sera le maître du monde ». Au-delà du fantasme, c’est la capacité des États à accroître leur compétitivité et leur productivité dans tous les secteurs grâce à l’IA, créant de nouveaux rapports de force économiques et géopolitiques, mais surtout à s’adapter aux bouleversements sociaux que le remplacement de l’homme par des machines « hyperperformantes » induira en termes d’emploi, de formation et compétences, qui seront sans aucun doute les agrégats de la puissance de demain.

Force est de constater que d’ores et déjà l’IA exacerbe la compétition entre grandes puissances, avant tout les États-Unis et la Chine. La mise sur le marché en janvier 2025 de DeepSeek, un équivalent chinois très performant et moins cher de ChatGPT, a ébranlé la Silicon Valley et fait chuter les valeurs du numérique de Wall Street. Le fabricant américain des semi-conducteurs (indispensables à l’IA), Nvidia, a vu sa cote chuter de 17% en une journée. Pour le chercheur associé à l’IRIS Charles Thibout, la capacité de l’acteur chinois à obtenir des niveaux de performance comparable aux entreprises américaines, pour une puissance de calcul et de consommation énergétique bien moindres est « un véritable tour de force » et le « prélude à une compétition technologique internationale ». Les États-Unis s’y préparent activement avec le projet Stargate dévoilé par le président Trump dès sa prise de fonction, un plan d’investissement de 500 milliards de dollars visant à la construction d’infrastructures physiques et virtuelles nécessaires à la prochaine génération d’IA. L’ambition de ce projet est de conserver la suprématie américaine dans l’écosystème mondial de l’IA face à la concurrence internationale, avant toute chinoise (avec Alibaba, Baidu et Tencent).