François Dubet explore comment le mépris, sentiment souvent destructeur, peut à la fois ronger la démocratie et devenir une énergie de protestation et de critique sociale.

« Le mépris ronge la démocratie ». Voici l’une des phrases-choc de l’ouvrage du sociologue François Dubet, professeur de sociologie et directeur d’études à l’EHESS. Connu pour ses travaux sur l’égalité des chances ou les inégalités sociales, Dubet s’interroge dans ce livre sur les valeurs politiques d’une émotion, à savoir le mépris. Il s’appuie pour cela sur de nombreuses recherches menées sur les sociétés contemporaines, principalement européennes — quoique leur simple énumération n’éclaire pas toujours les problèmes abordés.

L’affirmation selon laquelle « le mépris ronge la démocratie » cache en réalité le renversement auquel l’auteur souhaite nous conduire avec son ouvrage. Car, selon lui, le mépris peut aussi se transformer en force démocratique. Pour comprendre ce paradoxe, il faut admettre que le mépris est avant tout un sentiment, une énergie émotionnelle qui étreint les plus dominés et les plus discriminés, et qui les pousse souvent à la révolte.

Mais le livre explore autant le phénomène lui-même que les discours qui se tiennent à son sujet. Il s’agit donc de considérer le mépris au-delà des proclamations rapides qui lui sont souvent associées — surtout à une époque où certains partis politiques se contentent de le dénoncer, enfermant de nombreux citoyens dans une protestation stérile.

Esquisse d'une émotion sociale et relationnelle

En 1963, Jean-Luc Godard adapta à l’écran le roman Le Mépris d’Alberto Moravia, qui raconte la dissolution d’un couple et le mépris d’une femme pour son mari. Plus près de nous, les enquêtes montrent, par exemple, que certains enseignants se sentent méprisés, même si ce n’est pas objectivement le cas. Ce sentiment découlerait de la perte de grandeur et d’autorité de l’école, de son caractère « sacré ». Le mépris s’éprouve donc avant tout dans le rapport que l’on entretient avec autrui, lorsque celui-ci nous regarde.

Dubet précise que le mépris ne se confond ni avec le dédain – qui consiste précisément à ne pas regarder l’autre –, ni avec la haine. Il s’agit d’une émotion qui ronge un individu ou un groupe, individuelle ou collective. Cette complexité est renforcée par le fait que ceux qui sont méprisés peuvent eux-mêmes mépriser : non seulement ceux qui les méprisent, mais aussi d’autres qui, peut-être, mériteraient davantage le mépris. Le mépris participe ainsi à une chaîne relationnelle fluide et plastique.

Une passion triste ?

En qualifiant le mépris de « passion triste » — formule chère à de nombreux philosophes —, on souligne la part importante de la subjectivité individuelle, mais on manque le lien de cette émotion avec la structure sociale et les régimes d’inégalités. Dubet rappelle que les romans du XIXᵉ siècle, comme ceux de Balzac ou de Flaubert, témoignent précisément d’une forme de mépris de classe engendré par la société industrielle. Reste à savoir si le mépris contemporain possède la même nature.

Selon Dubet, se sentent aujourd’hui méprisés ceux qui ont l’impression de « regarder passer le train de l’histoire », d’être exclus des grandes villes, des secteurs dynamiques, de l’innovation et des nouvelles qualifications. Le sentiment de mépris ne se réduit donc pas à la simple non-reconnaissance d’une identité véritable. Sur ce point, l’auteur s’appuie sur la philosophie de la reconnaissance d’Axel Honneth.

Mais le mépris est aussi, souligne Dubet, le carburant des démagogues et des tyrans. Il cite les figures contemporaines comme Trump, Bolsonaro ou Milei, pour qui l’insulte et l’agression deviennent des arguments politiques au nom du mépris que subiraient leurs électeurs.

Dubet évoque également le mépris ressenti par les transclasses ou les personnes transgenres, qui s’identifie souvent à une forme de honte imposée. Le mépris contemporain se noue ainsi dans les mutations sociales : vocations déçues, classes sacrifiées, déclassements symboliques, autant de phénomènes qui accroissent, aux yeux des individus, le risque de se sentir méprisés, dans un contexte de singularisation des inégalités.

Le retournement du mépris

Mais l’auteur ne s’en tient pas à la description (potentiellement infinie) des situations. Il envisage des stratégies pour sortir du mépris, notamment par la reconnaissance, principalement par le pouvoir. Il s’interroge aussi sur le potentiel du mépris à devenir une énergie conduisant à l’action, à la protestation et à la critique sociale. Sur ce point, il convoque l’historien britannique Eric Hobsbawm, qui a montré comment le mépris pouvait se transformer en moteur de révolte.

Partant de ses recherches, Dubet constate qu’il n’est pas certain que nos sociétés soient plus méprisantes qu’autrefois, même si le mépris sexiste ou raciste reste élevé. Ce qui a augmenté, c’est bien plutôt la sensibilité au mépris. Il reste cependant difficile de se poser en victime sans renoncer à sa dignité : méprisés, on en veut aux puissants, mais aussi aux plus faibles que soi. Dubet prend pour exemples Céline et Houellebecq, écrivains du mépris universel et rongeur, dont le style populiste serait devenu le visage politique du mépris contemporain — mais ces points mériteraient d’être davantage étayés.

L’ouvrage, qui s’efforce d’esquisser les possibles retournements positifs du mépris, par exemple en indignation, reste cependant superficiel sur l’analyse des formes positives, constructives — voire nécessaires — de cette émotion.