Rodolphe Olcèse explore le dialogue inattendu entre la pensée exigeante d’Emmanuel Levinas et le cinéma poétique de Jonas Mekas.

L'ouvrage de Rodolphe Olcèse examine avec rigueur les rapprochements possibles entre l’œuvre du philosophe Emmanuel Levinas et celle de l’écrivain et cinéaste Jonas Mekas. Les deux hommes ont en commun leur origine lituanienne et ont été profondément marqués par la violence nazie.

L'auteur, maître de conférences en philosophie de l'art et théorie du cinéma à l'université Jean Monnet de Saint- Étienne, considère que ce qui justifie leur rapprochement est qu'ils partagent l’idée que le monde se comprend à travers les nourritures qui s’y trouvent, ce qui implique que la vie est bonne en elle-même et par elle-même. Pour l’auteur, la phrase «  soudain, c’est le printemps  », tirée du journal de J. Mekas, Je n’avais nulle part où aller, pourrait être reconnue sienne par Levinas. Elle exprime en effet ce que ce dernier décrit dans Totalité et infini : le moi accède à sa singularité et à son intériorité «  en découvrant autour de lui un monde de nourritures terrestres l’invitant à s’abandonner à la jouissance de vivre  », comme le résume Olcèse. En d'autres termes, l'individu découvre autour de lui un monde de nourritures terrestres qui l’invitent à la jouissance de vivre. De son côté, Mekas exprime inlassablement, dans ses journaux écrits comme dans ses films, la conviction que toute vie est fondamentalement bonne. Et Olcèse met en relation cette certitude avec des extraits de Totalité et infini de Levinas, où l’on peut par exemple lire ce passage : «  La vie est amour de la vie, rapport à des contenus qui ne sont pas mon être, mais plus chers que mon être : penser, manger, dormir, lire, travailler, se chauffer au soleil (…) La vie est une existence qui ne précède pas son essence. Celle-ci en fait le prix ; et la valeur, ici, constitue l’être.  »

Les limites du rapprochement : Levinas face à l’art et au cinéma

Olcèse reste cependant conscient des limites d’un tel rapprochement. Non seulement, les deux corpus sont hétérogènes, mais Levinas, par ailleurs, ne considère pas sans réserve le médium cinématographique. L’auteur propose une brève analyse de la place du cinéma dans la pensée lévinassienne : il ne s’agit jamais d’une théorie systématique, mais plutôt de remarques éparses, souvent à propos de films précis servant d’exemples.

Ainsi, dans De l’existence à l’existant, Levinas évoque le gros plan. Celui-ci illustre pour lui la fonction du tableau : isoler un morceau de l’univers pour le particulariser. Le gros plan détache en effet ce qu’il montre du reste du monde dans lequel existent les personnages du film ; il met, ce faisant, en évidence quelque chose d’inhabituel qui confère à l’image une étrangeté et détourne notre attention du flux ordinaire pour la fixer sur un détail singulier.

Mais ce qui oppose fondamentalement Levinas à Mekas, c’est le rapport à l’art. Pour Levinas, l’art est certes capable de révéler la beauté ou de provoquer de l’émotion, mais il porte en lui une ambiguïté morale, dans la mesure où il propose une jouissance esthétique dans un monde dans lequel d’autres meurent de faim. Comme il le dit dans l’article «  la réalité et son ombre  » : «  il y a quelque chose de méchant et d’égoïste et de lâche dans la jouissance artistique. Il y a des époques où l’on peut en avoir honte, comme de festoyer en pleine peste  ». Et il redouble de véhémence dans Au-delà du verset, quand il écrit : «  l’esthétique par elle-même, ce n’est pas en fin de compte sérieux ou suffisant. Il y a en elle – les talmudistes l’ont toujours pensé – une possibilité de rhétorique et pure courtoisie, un "langage de cour" qui enveloppe cruauté et malveillance, fragilité extrême de tout ce raffinement capable de se terminer à Auschwitz  ».

Dès lors, identifier ou confondre les démarches de Mekas et Levinas dans une même célébration de la douceur du vivre – alors même que Levinas condamne le medium par lequel Mekas célébrerait la vie – serait une erreur. Mais Olcèse évite soigneusement ce piège.

Le réel et l’élémental

Malgré tout, Olcèse met en lumière des rapprochements ponctuels convaincants entre les démarches apparemment irréconciliables des deux hommes. Il montre comment, dans son film Walden, Mekas tente de saisir une matière invisible, une réalité nue, grâce à un certain dépouillement technique et sans artifices. Il cherche à filmer au plus près le réel tel qu'il est donné, dans sa simplicité et sa spontanéité la plus «  naturelle  » possible. Ainsi, lorsqu’il filme, dans Walden, l’action du vent sur les branches, il ne montre pas le vent lui-même — insaisissable — mais son effet. Olcèse rapproche ce geste de la notion d’élémental chez Levinas, dans Totalité et infini. L’élémental désigne un milieu (tel que le vent, la pluie, la lumière) que l’on ne peut ni posséder ni transformer en chose, et qui est en tant que tel insaisissable.

La pratique artistique de Mekas ne se veut pas un acte intentionnel, mais manifeste plutôt un état. Elle vise avant tout à témoigner de ce que la vie rencontre toujours déjà, de ce qui rend possible les joies sensibles les plus simples : une fleur, une lumière douce, une chaleur que l’on devine réconfortante. Olcèse met en regard cette attitude avec la pensée de Levinas, qui décrit «  la manière dont les choses se donnent à nos prises et ce faisant permettent à notre existence de s’accomplir dans la jouissance qu’elles lui procurent  ». Pour Levinas, il faut aux choses un milieu dans lequel elles puissent être pleinement rencontrées — et non pas exploitées. Ce milieu, c'est précisément ce qu'il nomme l’élémental : un espace insaisissable en lui-même, mais condition de possibilité de toute saisie des choses saisissables.

Le pain et la nourriture

Dans une perspective analogue, l’auteur étudie l’importance de la symbolique du pain et de la nourriture chez Mekas et Levinas. Mekas écrit qu’aussi longtemps qu’on peut être heureux en mangeant du pain, «  on ne peut pas être perdu  ». Le pain devient ainsi l’exemple-type de la nourriture, comme chez Levinas, pour qui le pain est ce qui peut m’être arraché de la bouche pour entrer dans la sphère de l’éthique. Comme le formule Olcèse avec justesse, dans la philosophie lévinassienne, «  le pain devient paradigmatique du moi lui-même dont l’égoïsme naturel, sa tendance à persévérer dans son être, ne peut être ouvert sans le préalable d’un accomplissement en soi  ».

Mekas, quant à lui, parle longuement de la faim dans ses écrits et filme de nombreuses scènes de repas collectifs. Derrière cette forte présence symbolique du pain, il nous faut comprendre à la fois l’importance de cet état terrible qu’est la faim pour celui qui en souffre, qui fait qu'il devient impossible de se soucier de l’autre, et également que la nourriture est désirable parce qu’elle est promesse de joie. L’idée de partager un repas et de manger, quand elle ne suscite pas la crainte (chez celui qui manque de nourriture), engendre une véritable satisfaction. C'est ce dont témoignent encore quelques lignes de Levinas citées et analysées par l’auteur : «  le désir est ainsi d’emblée aux dimensions du monde, car le désirable que le suscite – et qui se confond avec le monde – s’offre immédiatement à ce désir et en révèle comme par avance le contenu  ».

Le visage

Olcèse reconnaît que la caméra ne pourra jamais manifester ni exprimer le visage, au sens lévinassien, mais il esquisse quelques traits par lesquels le geste cinématographique de Mekas s’en approche malgré tout. Il rappelle tout d'abord ce qu’écrit Levinas sur le visage dans Totalité et infini, en insistant sur l’idée que le surgissement du visage échappe à sa représentation et met en question mon pouvoir. Puis, il affirme que le geste de Mekas parvient à «  sentir et dire quelque chose de cet échappement du visage, de l’impossibilité où il est d’être enfermé dans un cadre  ».

Le cinéaste veut en effet se «  libérer de tout ce qui fait du cinéma un instrument de capture du réel. Car l’horizon qu’il vise est, non pas de filmer le réel, mais de filmer ce que produit le réel sur notre sensibilité, ses effets sur notre présence ici et maintenant  ». Pour y parvenir, il lui faut renoncer à toutes les techniques cinématographiques qui instaurent une distance entre le spectateur et les événements sensibles, de sorte qu'on peut les dominer, les maîtriser au lieu de se laisser atteindre par eux et de sentir qu’ils excèdent notre capacité de les accueillir. À partir de Walden, Mekas choisit au contraire de filmer son quotidien, ses proches, et surtout de filmer véritablement des visages, pour montrer comment ces visages le touchent. Le premier visage que l’écran accueille, comme le souligne Olcèse, est celui d’un enfant «  sur lequel la caméra passe trop brièvement pour le livrer dans sa plasticité : comme les fleurs que sa mère arrose, l’enfant devient l’expression même d’une naissance et d’une croissance dont tout le mystère ne se laisse ni prendre ni comprendre  ».

Le témoignage

Enfin, Olcèse rapproche la pensée de Levinas et la pratique cinématographique de Mekas autour de la notion de témoignage. Tous deux conçoivent que le témoin ne choisit pas de témoigner : il est requis par l’événement, qui s’impose à lui avant toute compréhension. Le témoignage n’est pas la conséquence d’un savoir, mais ce par quoi un événement, souvent indicible, commence à se rendre visible et pensable. Levinas écrit en effet que, dans le témoignage, le témoin «  est toujours en défaut de ce qui le requiert et lui confère finalement sa position de témoin  ». Or, Olcèse explique que c’est une position proche que défend Mekas, qui prétend «  ne pas comprendre son environnement d’existence mais devoir en témoigner malgré tout  ».

En mettant en dialogue les deux intuitions de Levinas et de Mekas, exprimées tantôt en philosophèmes, tantôt en films, Rodolphe Olcèse révèle la fécondité heuristique de ce rapprochement inattendu.