Habits, accessoires, tissus ou nudité : de tout temps, les corps et leurs vêtements ont été un moyen d'expression politique et de révolte, selon une grammaire toujours réinventée.
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Des bonnets rouges de l’Ancien régime aux gilets jaunes de 2019, du béret du Che aux seins dénudés des Femen, en passant par les habits du dimanche revêtus par les ouvriers du Front populaire défilant pour la reconnaissance de leur dignité : de tout temps, porter un vêtement, le détourner ou le rejeter a été un mode d’expression politique.
Reflet des revendications, en même temps qu’images des temps dans lesquels elles s’expriment, ces « étoffes des contestataires » sont au cœur du dernier livre de François Hourmant, qui en retrace l’histoire récente et les formes plus anciennes. Dans cet entretien, il revient sur les grandes étapes qui ont marqué cette histoire des modes politiques.
L’« étoffe des contestataires » au centre de ce nouveau livre peut être de toutes les couleurs et de toutes les matières, couvrir de la tête aux pieds, et même découvrir le corps… De quoi s’agit-il en somme, dans sa diversité ?
Cet ouvrage se propose en effet d’étudier le rôle des étoffes dans les contestations socio-politiques, Mais analyser la permanence du vêtement comme symbole, support et vecteur des mobilisations et des résistances invite à croiser les regards.
Ce livre se veut d’abord une réflexion sur la culture matérielle. Comment des objets banals accèdent au rang de symboles socio-politiques, entament une ou plusieurs vies, souvent inattendues. Il s’agit alors d’appréhender les conditions de production de ce vestiaire contestataire : vêtement détournés (les gilets jaunes), jetés (les soutiens-gorge dans les Poubelles de la liberté à Atlanta en 1968), réinvestis (les bonnets rouges de 2013 à Morlaix en mémoire de ceux de 1675), réappropriés (les Polo Fred Perry des Mods comme des Suprémacistes américains).
Mais au-delà du vêtement, porté, mis en scène et accessoirisé, ce sont aussi les corps qui sont questionnés : corps grimés (La Barbe, Guerilla Girls, Brigades d’Action Clownesque), masqués (Anonymous, Black Block), tatoués et travestis (Queer, Drag), violentés (Suffragettes incarcérées et gavées de force), mutilés ou avilis (Punks), dévêtus (Hippies, Femen, Free the nipples), cravatés ou pas (RN / LFI).
Des corps qui doivent être aussi saisis dans la dynamique des mobilisations et des interactions. Entre mobilité (la marche des manifestations conventionnelles, la course martelée des Zengakuren japonais ou les Zap [action-éclair] d’Act Up) et immobilité (sit in et die in), les corps s’exposent, à la vue mais aussi à la répression et à la violence. Parés, stylisés, ils sont aussi souvent mis en danger.
Il s’agit enfin d’analyser la congruence entre les répertoires contestataires et les messages. S’il existe toujours une part d’impondérable et de bricolage, force est aussi de constater la cohérence socio-politique du medium et du message. Plus encore, le vêtement est (souvent) le message. Il dit, de façon expressive et plus que les mots, comme l’épingle à nourrice des punks, le nihilisme des valeurs ; il exprime, comme le gilet jaune, en régime de visibilité, la détresse de ces populations invisibilisées ; il investit la dérision clownesque en contrepoint critique de la prédation financière mondialisée ; il érige le travestissement en ressort des contestations de genre ; il fait de la dénudation des corps le répertoire privilégié des revendications féministes contre la domination patriarcale.
L’un des intérêts de votre livre est d’aborder cette question dans le temps long. De ce point de vue, on constate une césure importante avec la révolution industrielle, qui reconfigure aussi bien la production de vêtements que l’échelle des échanges sociaux. Avant cela, quels usages politiques du vêtement observe-t-on dans les sociétés anciennes, marquées par une production vestimentaire artisanale, des interactions sociales en face-à-face, et souvent, une liberté d’expression assez limitée ?
La mise en perspective historique permet de souligner à la fois l’existence d’une forme d’invariant – le vêtement comme ressort d’affirmation et de contestation – mais aussi les évolutions, à la fois sociétales, industrielles, médiatiques et esthétiques.
L’historien américain Anthony Corbeill a ainsi étudié, dans son livre Nature Embodied: Gesture in Ancient Rome (Princeton University Press, 2014) comment César, pendant la période de la guerre civile, avait pris l’habitude de marcher d’une manière molle (mollis) et de ceinturer sa toge de manière telle qu’il en laissait trainer un pan, pratique jugée par ses adversaires comme une forme de déviance ou d’inconduite vestimentaire. En s’affichant ainsi dans l’espace public, César encourait sans doute l’accusation d’effémination, mais il affirmait surtout sa différence avec l’aristocratie sénatoriale traditionaliste, les optimates.
À l’époque moderne, et notamment en France, une page célèbre de l’histoire bretonne est encore emblématisée par la révolte dite des « bonnets rouges » (1675), cette révolte fiscale qui s’opposait à la hausse des taxes, dont celle du papier timbré, requis pour les actes authentiques. Constitutifs du vestiaire paysan bas-breton, le bonnet rouge – pourtant bleu en pays bigouden alors qu’il était rouge dans le centre-Bretagne – est ainsi devenu le symbole de cette contestation au point de la qualifier. Mais à la différence de la mobilisation de 2013 des « Bonnets rouges » de Morlaix contre le projet d’écotaxe, cette emblématisation de la révolte d’Ancien régime par une pièce de vêtement n’était pas préméditée.
C’est pourtant un autre bonnet, lui aussi rouge mais phrygien, qui sera associé à la Révolution française. Celle-ci s’affirmera par le déploiement d’une symbolique profuse où les vêtements et les accessoires (cocarde tricolore, pantalons) marqueront la rupture avec l’Ancien Régime, son système d’ordre et ses lois somptuaires qui donnaient à voir les hiérarchies et légiféraient les apparences en fonction de la place des individus dans la société. Les « sans culottes » témoignent de cette abolition de la légalité vestimentaire au profit d’une liberté retrouvée dont témoigne la proclamation du 8 brumaire de l’an II : « Nulle personne ne pourra contraindre aucun citoyen ou citoyenne à se vêtir d’une façon particulière (…) chacun est libre de porter tel vêtement ou tel ajustement de son sexe qui lui convient. »
Dans un précédent livre, vous étudiiez le « vestiaire des totalitarismes ». Dans cet âge des mouvements de masse et des uniformes, depuis la Révolution jusqu’à la fin du projet soviétique, comment s’exprime la contestation libérale par le vêtement, ou plus généralement l’apparence ?
La contestation des pouvoirs autoritaires, monarchique et impérial, au XIXème siècle en France a suscité une indéniable créativité. Vêtements et accessoires ont ainsi joué un rôle important dans ces « arts de la résistance » qu’évoque le politiste américain James Scott, au point d’être perçus et poursuivis souvent comme emblèmes séditieux. Entre ostentation et discrétion, des stratégies sont mises en œuvre pour nourrir cette économie de la révolte.
Des formes de résistances interstitielles se déclinent avec inventivité : des bagues à double face figurant les profils de Louis XVIII ou de Napoléon, des doublures de redingotes ornées de l’abeille napoléonienne, les mouchoirs fleurdelysés des légitimistes, les pommeaux de cannes au profil napoléonien, plus tard les pipes dont l’ombre projetée figurait Ledru Rollin…
De façon plus visible, se déploie aussi toute une grammaire éloquente : les « chapeaux à message » tels que le bolivar (inspiré des luttes bolivariennes) porté par les libéraux sous la Restauration, puis le « bousingot » des romantiques opposés à la Monarchie de Juillet.
Si les contextes et l’ampleur de la répression modulent évidemment le recours à cette symbolique, l’intentionnalité ne saurait être éludée. Jouant le registre de la discrétion voire de l’invisibilité, les signes contestataires favorisent l’entre-soi et la reconnaissance. Visibilisés dans l’espace public, ils disent aussi de façon plus spectaculaire l’opposition, le défi, la provocation, tout en cultivant souvent une part d’ambiguïté protectrice. Se développe un régime de l’ellipse, à l’image de cette flore séditieuse étudiée par l’historien Emmanuel Fureix qui voit les bonapartistes arborer la violette, fleur du printemps et de l’éternel retour, les bourboniens le lys blanc ou les républicains, le thym (farigoule). Que dire enfin de la trichologie elle-même : la moustache des bonapartistes puis la mouche (dite aussi impériale) en l’honneur de Louis-Napoléon, les favoris des orléanistes, la barbe des républicains…
Cette ambiguïté et cette inventivité seront d’ailleurs utilisées comme ressort contestataire par les opposants dans les régimes autoritaires. James Scott raconte ainsi comment, en Pologne, au moment de la déclaration de l’état d’urgence en 1983, les sympathisants de Solidarnosc manifestèrent leur soutien au syndicat en descendant tous les soirs dans la rue, à l’heure de la diffusion du bulletin de propagande, en portant leur chapeau à l’envers. En manipulant les signes de la vie quotidienne et en les recodant politiquement, les partisans de Solidarnosc manifestaient contre le régime tout en se prémunissant des risques de répression.
La fin de la guerre et mai 68 ont inauguré un nouvel âge de l’individu, avec de nouvelles revendications, et de nouveaux modes d’expression. En retrouve-t-on la trace dans l’usage politique du vêtement ?
La culture de masse, la montée de l’individualisme mais aussi l’essor des médias audio-visuels (et notamment la télévision) vont modifier substantiellement à la fois les formes des contestations et la nature des revendications. La logique spectaculaire s’accroit, invitant les groupes contestataires à façonner des façades manifestantes, ajustées aux combats et aux attentes. Scénographiées, ces mobilisations sont de plus en plus pensées et mûries stratégiquement. Il s’agit de fabriquer, selon l’expression désormais célèbre du sociologue de Patrick Champagne, des « manifestations de papier », c’est-à-dire des actions collectives qui viseront à toucher un public élargi via les recensions médiatiques. S’opère ainsi un glissement du lieu stratégique de la mobilisation, de la rue vers les médias. Un renouvellement des codes et des formes contestataires se lit ainsi dans l’émergence de pratiques nouvelles telles que le zap, les sit in ou les die in. La transgression et la provocation constituent aussi une réponse à la prévisibilité des manifestations largement « routinisées » et banalisées.
Le contexte soixante-huitard est aussi celui d’une intense politisation des corps. Au cœur des revendications de mai 68 et de son versant libertaire (libération des désirs, « vivre sans temps morts et jouir sans entraves », révolution sexuelle, etc.), les corps deviennent les vecteurs de cette contestation radicale. De la nudité des hippies aux corps scarifiés et piercés des punks, des performances drags aux corps tatoués des queers, les corps et parfois les chairs actent cette remise en question radicale de l’ordre social et de ses valeurs. Les corps deviennent des surfaces d’inscription et d’invention de ces nouveaux scripts contestataires.
Mais à l’heure de la « Société du spectacle » et de la remise en cause des grands récits hypnotiques qui avaient structurés l’après-guerre, surgit aussi, au tournant des années 2000, le recours à l’ironie et à la dérision, à l’image des collectifs Tactical Frivolity, Fairy Bloc, Pink and Silver Bloc. Le carnavalesque féconde les mouvements alter-mondialistes (Carnival against capital, Clandestin Insurgent Rebell Clown Army) dans une logique de la dépense et de l’excès (y compris sonore avec l’Infernal Noise Brigade, Barking Bateria, etc.) et fait du rire militant un instrument de contestation, mais aussi de cohésion par l’assentiment qu’il suscite dans l’opinion.
En matière de « contestations » et d’« étoffes », ou de mise en scène de soi, les réseaux sociaux et la démocratisation de la production d’images a inauguré un nouvel âge. Observez-vous de nouveaux usages politiques de l’apparence qui y correspondent ?
Avec les réseaux sociaux, la contestation par la mode et l’apparence entre dans une ère de viralité et de visibilité exacerbées. Désormais une tenue, une couleur, un slogan sur un tee-shirt ou sur une robe acquièrent en quelques heures des messages partagés et repris massivement à l’échelle planétaire. C’est le cas de la performance d’Alexandria Ocasio-Cortez au gala du Met en 2021, vêtue d’une robe blanche portant sur son dos un retentissant « Tax the rich » en lettres sanglantes.
Sans renouveler substantiellement les formes de la contestation et de la mise en scène des corps, le rôle des réseaux sociaux s’avère déterminant dans les logiques de mobilisations. La cristallisation du mouvement des gilets jaunes doit beaucoup aux groupes Facebook qui se constituent peu après la vidéo virale filmée depuis sa camionnette par Ghislain Coutard, le 24 octobre 2018, appelant à mettre un gilet jaune derrière le pare-brise des voitures. Difficile à cet égard de ne pas évoquer aussi les mouvements contestataires actuels de la génération « GenZ » ultra-connectée, qui trouve dans le système de messagerie instantanée Discord le vecteur d’une mobilisation réticulaire et transnationale qui se développe de façon foudroyante du Bangladesh au Népal en passant par le Sri Lanka et l’Indonésie puis Madagascar et maintenant le Maroc.
Ce qui est nouveau est l’utilisation des codes issus de la culture numérique : après le masque de V pour Vandetta des Anonymous, voici le salut à trois doigts du film The Hunger Games, ou l’image du drapeau « One piece » inspiré d’un manga, qui représente un pavillon pirate affublé d’un chapeau de paille, plébiscité par la jeunesse protestataire qui reprend l’étendard du héros Luffy afin de dénoncer l’autoritarisme et l’injustice.