À la lumière du concept de totalitarisme, deux ouvrages comparent les dictatures du XXe siècle sous l'angle du bonheur comme projet et du vêtement comme manifeste.

Bernard Brunetau est l’un des meilleurs spécialistes des totalitarismes du XXe siècle. Après plusieurs synthèses sur le sujet, il prolonge son travail par deux ouvrages qui abordent des thèmes originaux : l'un est consacré à la notion de bonheur dans les régimes totalitaires, et l'autre (un collectif piloté avec François Hourmant) se penche sur les vêtements qui en ont été les symboles.

Les vêtements de la terreur

Le Vestiaire des totalitarismes explore les tenues et les modes vestimentaires qui ont eu cours dans les dictatures. À travers dix communications, les auteurs proposent différentes analyses montrant comment les mouvements totalitaires ont cherché à homogénéiser les apparences et les tenues pour en faire un reflet de la force de l’idéologie. Ainsi, les chemises noires en Italie, les tenues brunes en Allemagne, les vareuses en URSS, le Qi Pao en Chine – dite veste Mao – et la tenue paysanne chez les Khmers rouges.

Les auteurs pointent le mimétisme existant entre les mouvements politiques, qui déteint parfois sur les mouvements démocratiques. C'est le cas par exemple des socialistes qui, dans la France des années 1930, défilent avec des chemises bleues (représentant le bleu de travail) et des cravates rouges (représentant le rouge du socialisme). Derrière l’habit, on retrouve l’éthos totalitaire : une tenue de type militaire favorise l’uniformisation du monde. Dans son analyse sur l’Italie mussolinienne, Éric Vial souligne que les fascistes ont établi un prototype vestimentaire reprenant puis transformant l’héritage de Garibaldi et des chemises rouges, qui s'est étendu, par contagion, au reste de l’Europe.

Chaque mouvement adapte cependant sa tenue aux traditions locales. Deux contributions soulignent ces particularités. Christine Laval montre comment les codes féminins adoptés pour la phalange en Espagne ont supprimé la dimension sexuelle des corps par l'uniformisation, tout en assignant aux femmes une fonction maternelle et soumise dans la société. Sébastien Carney évoque, pour sa part, les uniformes des nationalistes bretons du Bagadou Stourm, les milices bretonnes singeant les codes vestimentaires fascistes.

[Rassemblement du Bagadoù stourm.]

Mais la mode totalitaire ne s’arrête pas à l’entre-deux-guerres. Avec la Guerre froide, elle prend un tour nouveau : le béret d’Ernesto Guevara, qui deviendra plus tard un emblème de la rébellion, sert d’abord le totalitarisme tropical cubain. De même, la mode soviétique devient un instrument de promotion du régime, qui tente — sans y parvenir toutefois — de concurrencer le jeans et le rêve américain incarnés par James Dean. Dans les démocraties populaires, le foulard rouge des pionniers portés par les enfants et adolescents, copié sur le modèle soviétique, est un moyen d’ascension sociale autant que d’embrigadement. François Hourmant, enfin, distingue le port du costume Mao en Chine, où il constitue un facteur d’uniformisation et de soutien au pouvoir, alors que dans le monde occidental, ce même col mao est censé représenter la révolte, ce qui n’exclue pas sa dimension totalitaire.

Le vêtement devient aussi un instrument de distinction, d’asservissement et d'organisation de la mort de masse, de l’étoile jaune au krâma bleu – l’écharpe que les Khmers rouges auraient imposée aux populations. Bernard Bruneteau montre cependant qu'il s'agit dans ce dernier cas d’une construction intellectuelle, produite par le chercheur Ben Kierman, pour que les crimes commis par les Khmers rouges soient considérés comme un génocide, excluant de fait la dimension sociale des crimes communistes. Bernard Bruneteau démontre cependant que les crimes contre l’humanité commis par les communistes khmers reposent sur des critères idéologiques et non raciaux.

L’utopie au pouvoir

La richesse de ces contributions tend à prouver que l’étude du totalitarisme ne doit pas se limiter au discours. Même si ces derniers sont importants, ils gagnent à être confrontés aux pratiques, comme Bernard Brunetau propose de le faire dans Le Bonheur totalitaire, consacré aux pratiques du nazisme et du communisme. Ce faisant, l'historien prend à rebrousse-poil certaines représentations traditionnelles. Ainsi de l'idée que le communisme serait associé au bonheur alors que le nazisme le serait à la guerre. De manière mimétique, les deux régimes ont en réalité cherché à répondre aux apories des démocraties pour proposer des sociétés parfaites, et heureuses. En déclinant quatre thèmes (la promesse, la promotion, la protection et la fascination), l'auteur met en lumière les points communs, mais aussi les divergences entre les deux idéologies.

Conformément à l’analyse et à la définition de Raymond Aron sur les religions séculières du XXe siècle, les deux régimes ont promis aux sociétés le bonheur, lequel devait passer par l’exclusion des éléments impurs qui représentaient autant d’obstacle à cette quête. Ce contrat est justement ce qui a favorisé l’adhésion d’une partie des populations, en Allemagne comme en URSS, à ces régimes. En somme, le bien-être que les tyrannies apportent à quelques-uns offre l’assise sociale qui leur confère leur légitimité.