Ni les pouvoirs publics ni les entreprises ne semblent prendre la mesure de la faible qualité du travail en France que constatent les sciences du travail...

A l'occasion de la parution de l'ouvrage qu'elle a co-dirigé avec Bruno Palier,Travailler mieux, aux Presses Universitaires de France, Christine Erhel a accepté de répondre à des questions.

L'ouvrage fait suite à Que sait-on du travail ? (Sciences Po/Le Monde, 2023), dont nous avions déjà rendu compte sur Nonfiction, et à la publication de propositions de ses auteurs sur le site laviedesidées.fr, qui publie ces jours-ci l'introduction de l'ouvrage.

Christine Erhel est Professeure au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM), Titulaire de la chaire économie du travail et de l'emploi, Directrice du Centre d'Etudes de l'Emploi et du Travail.

 

Nonfiction : Le travail en France est mal en point. Non pas parce que les Français ne travaillent pas assez ou parce que le niveau de protection sociale fait peser sur celui-ci un coût démesuré, comme on nous le rabâche, mais plutôt parce que la qualité du travail en France est faible (au regard de notre niveau de richesse) et très inégale, mais aussi, ce qui n’est pas sans lien, parce que les salariés sont moins consultés que dans d’autres pays sur l’organisation du travail. Comment parvenez-vous à ce constat ?

Christine Erhel : Pour comparer la situation de la France à celle d’autres pays, nous nous appuyons sur des enquêtes menées dans différents pays sur la base des mêmes questionnaires. Une source importante est l’enquête européenne sur les conditions de travail de Eurofound, qui aborde toutes les dimensions des conditions de travail et d’emploi : rémunérations, type de contrat, horaires, conditions physiques de travail, environnement de travail et risques psycho-sociaux, relations de travail… Elle existe depuis 1990 et est menée dans plus de 30 pays. En ce qui concerne la satisfaction au travail et le rapport au travail, on peut également utiliser les International Social Survey Programme dédiées à la thématique du travail (Work Orientation) qui existent depuis 1989, la dernière remontant à 2015, avec 4 vagues disponibles au total. Ces enquêtes permettent de construire un ensemble large d’indicateurs sur la qualité de l’emploi et du travail, avec des questions comparables entre pays, même si leur interprétation peut parfois varier en fonction du contexte institutionnel ou culturel. Par exemple, les types de contrats de travail et la protection qu’ils assurent varient beaucoup entre pays. La limite principale de ces enquêtes est leur disponibilité temporelle, puisqu’elles ont lieu tous les 5 ou 10 ans. L’enquête européenne sur les forces de travail (LFS), réalisée par les instituts statistiques nationaux (l’Insee en France) est disponible tous les trimestres. Elle fournit de nombreuses informations sur les conditions d’emploi, mais très peu sur les conditions de travail, hormis les horaires. Elle peut néanmoins être utilisée pour le suivi plus régulier de certains indicateurs centrés sur l’emploi ou les horaires. Enfin, ces enquêtes quantitatives peuvent être complétées par des sources qualitatives qui réalisent des investigations dans des entreprises d’un même secteur ou pour un même métier, afin de comparer les modes d’organisation mis en œuvre dans différents pays et leurs conséquences sur les travailleurs.

C’est donc à partir de cet ensemble de sources que nous pouvons mettre en évidence certaines faiblesses françaises en matière de conditions de travail et d’emploi. Selon les analyses présentées dans Que sait-on du travail ? (chapitre de Christine Erhel, Mathilde Guergoat-Larivière et Malo Mofakhami), la France présente une situation moins bonne que la moyenne européenne selon des indicateurs de conditions de travail (exposition aux risques physiques, risques psycho-sociaux notamment intensité du travail et environnement social), les possibilités de conciliation et la qualité de l’articulation du temps de travail avec le temps personnel sont plus mauvaises, même si le travail atypique (longues heures de travail, travail de nuit, irrégularité des horaires) est moins fréquent.

Cette situation semble peu préoccuper les entreprises, sauf à rencontrer de fortes difficultés d’embauche, qui peuvent les rendre, un temps, plus réceptives à ce type de considérations, même si cela reste à la marge. Comment expliquer ce peu d’intérêt ? Le courant des entreprises libérées fait ici figure d’exception : dans leur grande majorité, les entreprises françaises s’intéressent peu au travail et à ces conditions concrètes d’exercice ? Comment l’expliquer ?

Le constat général est que les modes d’organisation privilégiés par les entreprises françaises restent peu favorables à la qualité de l’emploi et du travail, en comparaison des pays du Nord (Finlande, Suède et Danemark) ou de certains pays d’Europe continentale (Pays-Bas, Autriche, Allemagne et Belgique). Les analyses comparatives de l’organisation du travail en Europe montrent un recul de la part des organisations apprenantes en France depuis une dizaine d’années (voir la contribution de Salima Benhamou dans Que sait-on du travail ?), alors même qu’elles sont associées à une meilleure qualité de l’emploi et à des meilleures performances en termes d’innovation. En revanche, les organisations de type lean production, associées à une moindre autonomie des salariés et à des rythmes de travail contraints, progressent nettement, alors qu’elles entraînent une intensification du travail.

Par ailleurs, des travaux de sciences de gestion ont montré l’importance des coûts cachés liés au mauvais management dans nombre d’entreprises françaises, liés par exemple à l’absentéisme et plus largement à des pertes de productivité (voir la contribution de Laurent Cappelletti dans Que sait-on du travail ?). Ces problèmes d’organisation et de management ont de multiples causes, mais on peut suspecter que la pression à la baisse du coût du travail, accentuée par les politiques publiques depuis les années 1990, joue un rôle important. On peut également s’interroger sur les faiblesses de la formation au management en France, qui met peu l’accent sur les liens entre conditions de travail et performances, et plus largement sur l’importance du facteur humain. Cette situation n’est pas irrémédiable, mais il faut convaincre les entreprises de l’importance de prendre en compte la qualité du travail et de l’emploi comme facteur de bien-être des salariés, mais aussi de productivité et de performance. C’est pour ce faire que nous publions l’ouvrage Travailler mieux qui fait de nombreuses propositions pour améliorer les situations au travail.

Cette situation ne semble pas préoccuper beaucoup non plus les pouvoirs publics. La qualité du travail a bien été inscrite dans les thèmes à propos desquels les entreprises ont été invitées à négocier et signer des accords, parfois comme une manière plus positive de traiter des risques psycho-sociaux, mais les évolutions de la réglementation du travail toutes ces dernières années ont affaibli la capacité des représentants du personnel et des salariés à faire entendre un point de vue différent et les dernières annonces du gouvernement montrent que l’on n’est pas à la veille d’une inflexion sur ce plan. Le travail semble un thème où la recherche et les politiques évoluent de manière totalement opposée. La manière dont l’économie mainstream conçoit le travail, d’une part, et la volonté de renvoyer sinon la question aux négociations d’entreprise, en limitant au maximum les contraintes, d’autre part, conjuguent leurs effets pour écarter toute prise en compte sérieuse des sciences du travail dans les politiques de l’emploi et du travail. Partagez-vous ce point de vue ? Pourriez-vous en dire un mot ?

Traditionnellement, l’économie s’intéresse peu au travail et à ses conditions d’exercice, mais plutôt à la détermination du niveau d’emploi et du niveau des salaires : un bon emploi est avant tout un emploi bien rémunéré. Cette orientation a évolué avec la prise en compte de critères de satisfaction au travail par le courant de l’ « économie du bonheur » (voir les ouvrages de Lucie Davoine et de Claudia Senik sur le sujet), qui élargit les sujets auxquels s’intéresse l’analyse économique dans le champ de l’emploi et du travail. Malgré tout, en France, le niveau élevé du chômage depuis le début des années 1980 a maintenu la question du niveau d’emploi et du niveau du chômage au centre du débat pour les économistes, qu’ils soient de tendance néoclassique, ou d’orientation plutôt keynésienne ou post-keynésienne.

Le débat porte avant tout sur les leviers pour diminuer le chômage, entre la baisse du coût du travail qui fait l’objet d’un quasi-consensus, la libéralisation du marché du travail supposée créatrice d’emplois par la baisse des contraintes subies par les entreprises et la question des politiques de régulation macroéconomique. La question de la qualité du travail est secondaire, même si des travaux (par exemple ceux de l’institut syndical européen ETUI) ont montré ses liens avec les taux d’emploi : une meilleure qualité de l’emploi et du travail est aussi associée à des taux d’emploi plus élevés, y compris pour les seniors, ce qu’illustre notamment le cas des pays du Nord de l’Europe. D’autres sciences du travail jouent malgré tout un rôle à un échelon microéconomique, comme par exemple l’ergonomie qui propose des démarches de recherche-intervention en faveur de la santé au travail sur la base d’une approche centrée sur la soutenabilité, qui est à construire par les différents acteurs dans l’entreprise (voir la contribution de Catherine Delgoulet dans Que sait-on du travail ?).

Les centrales syndicales, qui ont pris la mesure de l’importance de la qualité de l’emploi et du travail et en ont fait un sujet de revendications, ne disposent ni des moyens, ni des leviers suffisants pour réussir à enregistrer de véritables avancées, même si elles font de gros efforts pour essayer de faire de celle-ci un thème de discussion et de négociations dans les entreprises. Là aussi, pourriez-vous en dire un mot ?

Les syndicats français ont repris à leur compte un objectif de qualité de l’emploi et du travail, présent à l’échelon européen au niveau de la Confédération Européenne des Syndicats (CES), mais aussi au niveau international autour de l’objectif de « travail décent » du Bureau International du Travail (qui est une organisation tripartite). La CFDT a réalisé une enquête visant à interroger les salariés sur leurs conditions de travail (« Parlons travail ?  » en 2016) qui a été un succès, et les syndicats ont soutenu des démarches comme celles de la mission pour la reconnaissance des travailleurs de la seconde ligne (voir le rapport Erhel et Moreau-Follenfant en 2021), qui visait à identifier la situation de ces métiers en termes de qualité de l’emploi et à identifier des leviers d’amélioration dans les branches et dans les entreprises. Malgré tout, dans les négociations de branche et d’entreprise, il est difficile pour eux de mettre en avant cette thématique car la question du niveau d’emploi prime souvent dans un contexte économique peu favorable. En sortie de crise sanitaire, quelques fenêtres d’opportunité sont apparues dans un contexte de fortes tensions sur les recrutements, conduisant à des négociations pour améliorer les salaires et les conditions de travail de certains métiers, comme l’hôtellerie-restauration ou la santé. Mais la légère remontée du chômage observée cette année et le retour des plans sociaux ramènent l’attention sur la question du niveau d’emploi.

Les propositions détaillées que vous faites, et que vous reprenez dans ce livre, visant à améliorer la qualité de l’emploi et du travail, affermir le sens au travail, mais également pour accompagner le déploiement de l’IA dans les entreprises ou encore la transition écologique et leurs conséquences sur le travail, deux chapitres dont il faut recommander particulièment la lecture, ont l’intérêt de traduire dans des propositions très concrètes des recherches qui englobent de nombreux sujets, liés entre eux. Elles pourraient trouver place dans un programme politique que pourrait proposer la gauche. D’ici là, certaines pourraient être intégrées à des expérimentations. Avez-vous des pistes en la matière et sinon quels débouchés imaginez-vous leur donner ?

Il nous semble important aujourd’hui de sortir de la focalisation sur la logique de baisse du coût du travail et de flexibilisation du marché du travail qui prévaut depuis 30 ans. Un débat doit notamment s’engager sur les baisses de cotisations sociales et aides accordées aux entreprises, qu’il convient a minima de conditionner à des critères concernant l’emploi et le travail. A cette fin, une meilleure connaissance de la situation des entreprises en matière de qualité de l’emploi et du travail est importante et suppose de construire des indicateurs s’appuyant sur les enquêtes existantes. Mais les progrès doivent aussi venir de l’échelon de l’entreprise, sur la base d’une meilleure participation des salariés aux décisions concernant l’organisation du travail, comme le proposent Thomas Coutrot et Coralie Perez.